Des « aliénés » en cuir au Mobilier national

La Galerie des Gobelins présente à Paris, jusqu’au 7 janvier 2024, une exposition au drôle de nom ! « Les aliénés du Mobilier national, le retour ! » qui fait dialoguer patrimoine et création contemporaine à travers un programme de valorisation des plus innovants. La seconde session réunit plus de trente artistes contemporains. Parmi eux, quatre spécialistes du cuir, passionnées par la matière et les techniques artisanales, ont redonné vie à des pièces d’ameublement, jugées « sans avenir ». Valentine Huyghues Despointes, Marie Berthouloux mais aussi Coralie Laverdet et Audrey Ludwig – avec le concours de J.M. Weston – se sont investies avec enthousiasme dans une double démarche de sauvetage et de métamorphose.
Le Mobilier national soutient les métiers d’art et de la création depuis le XVIIe siècle. L’ancien garde-meuble royal conserve, restaure des dizaines de milliers de meubles, d’objets destinés aux édifices publics en France et à l’étranger. Mais lorsque les pièces stockées sont inutilisées depuis longtemps ou ont perdu de leur valeur patrimoniale, elles changent de statut. Un « aliéné » est précisément « un objet libéré de son appartenance aux collections nationales ». Une procédure stricte encadre alors ce déclassement, suivi de vente, voire de destruction. En 2019, le Mobilier national a entrepris un programme de recherche expérimentale afin de réactualiser, de rajeunir « une frange modeste du patrimoine décoratif français menacée de disparition progressive ». Pour Hervé Lemoine, à la tête de l’institution, « le projet fédère les artistes, il est porteur des valeurs d’un futur qui repose sur l’écoresponsabilité, l’inventivité, la création, le génie artistique ». La seconde exposition, après un lancement réussi en 2022, renforce son engagement vis-à-vis de l’économie circulaire. Tisserand, sculpteur, dentellière, designer, mosaïste mais aussi brodeuse, maroquinière ou plasticienne sur cuir donnent lieu à des cartes blanches très vertueuses. Partenaire depuis le début, la maison J.M. Weston partage « les valeurs communes d’artisanat, d’excellence, de transmission ». Le chausseur, situé à Limoges, participe ainsi à deux projets « matières » particulièrement originaux.

D’un bureau administratif à un décor sous-marin foisonnant, toute la fantaisie de la plasticienne en maroquinerie Valentine H.Despointes - Photo © Isabelle Bideau.

Valentine H.Despointes ou la poésie sans limite

Deux passions animent Valentine Huyghues Despointes. La première – le cuir – lui a été soufflée par son père, sellier spécialisé dans les voitures de collection. Elle guidera sa formation en sellerie maroquinerie aux Ateliers Grégoire, puis la création de son propre atelier en 2014. La seconde est spontanée, instinctive. « Je suis fan de plongée, précise l’intéressée. Je passe beaucoup de temps sous l’eau et j’adore explorer les épaves. » Le monde sous-marin, avec sa faune et sa flore colorées, multiformes, parfois étranges, nourrissent son imaginaire poétique. Ainsi n’a-t-elle pas hésité longtemps avant de faire renaître un banal bureau administratif de style Empire en un paysage subaquatique multicolore ! Tel est « Wreck desk », qui a nécessité huit mois de développement et 1 800 heures de travail. « L’anémone et les poissons clown ont demandé plus de quinze jours de travail, détaille l’artiste. J’ai passé trois journées à ajourer la plus grande des gorgones coupées. La pose de la dentelle en cuir sur le bureau a pris, elle, quinze jours entiers. » La plasticienne ne s’est pas contentée de mettre en scène horizontalement le plateau du bureau. « Ce qui m’a intéressée, ajoute-t-elle, c’est de développer ma pièce aussi par le dessous du bureau, de pouvoir créer des « grottes » dans les tiroirs. J’ai fait comme si le meuble avait été plongé sous l’eau et qu’un écosystème corallien avait poussé dessus. J’ai caché avec mon père des clous qu’il avait péché il y a quarante ans. Il y a aussi une bouteille plastique masquée car il faut alerter sur la pollution des océans. » Ce projet hors norme s’est aussi révélé une incroyable « aventure humaine collective », poursuit Valentine H.Despointes. « Deux mois avant la livraison, j’ai réalisé que je n’arriverai jamais à terminer cette pièce magistrale dans les délais. J’ai alors lancé une bouteille à la mer… sur Instagram, en demandant de l’aide ! Plus de cinquante personnes ont répondu, la moitié est venue à l’atelier. Deux devaient venir une journée, elles sont même restées un mois. » « Wreck desk », enfin, est un concentré de techniques de cuir, maîtrisées à la perfection. Si certaines pièces sont imprimées en 3D, la majorité d’entre elles sont sculptées à la main dans des cuirs provenant de stocks dormants. « Le cuir est coupé, gainé sur des formes, marqueté, peint, moulé, dentelé. Il y a mille techniques sur ce bureau », ajoute-t-elle. On comprend aisément que le monde du luxe fasse appel à son expertise.

Cuir et autres broderies de Marie Berthouloux colonisent « Adventice », table de toilette en bois et marbre du XIXe siècle - Photo © Maud Lepêtre.

L’invasion végétale selon Marie Berthouloux

La broderie, chez elle, est une seconde nature. Marie Berthououx contribue à son renouveau depuis la création du studio Ekceli en 2012. Aucune matière ne lui résiste, du plastique au fil d’or en passant par le cuir. Pour sa première collaboration avec le Mobilier national, l’artisan d’art a jeté son dévolu sur une table de toilette datant de la fin du XIXesiècle. « Je ne voulais pas intervenir sur une pièce murale, dit-elle. J’ai choisi un meuble, assez peu utilisé, en lien avec l’eau. Une fois transformé, il est devenu 100% décoratif ». La créatrice d’« Adventice » a imaginé qu’une végétation mutante s’emparait du meuble. Elle a sculpté des branches sinueuses, pyrogravé le bois d’acajou mais aussi le cuir pour en faire des feuilles mortes nervurées, plus vraies que nature. La canetille, dans laquelle excelle Marie Berthouloux, apporte, en touche, volume et préciosité. Les étiquettes d’identification, elles, ont été conservées sous forme de broderies bijoux. « Mes broderies sont comme des pansements », assure-t-elle. Son travail d’orfèvre les magnifie en ornements protéiformes parfaitement salvateurs.

Coralie Laverdet a créé un nouveau matériau, proche du bois et de la pierre, à base de papier et de poudre de cuir issue des ateliers J.M.Weston - Photo © Isabelle Bideau.

Coralie Laverdet pratique l’art de l’illusion

Le travail du papier n’a aucun secret pour Coralie Laverdet. On peut en dire autant de la sculpture sur bois à laquelle l’a initiée son père, enseignant à l’École Boulle. C’est d’ailleurs sa réinterprétation contemporaine de la sculpture à la gouge qui caractérisait déjà la commode baptisée « Erosion », au sein de la première édition des Aliénés du Mobilier national. À travers elle, la plasticienne s’intéressait à « toutes les érosions, celle des sols côtiers mais aussi celle plus stylistique de nos propres goûts, qui changent, se démodent… ». L’artiste diplômée des Beaux-Arts de Paris est la seule à avoir été invitée pour la seconde fois par l’institution parisienne. « Le commissaire de l’exposition Yves Badetz m’a confié de la poudre de cuir issue des rebuts de la production J.M. Weston, précise Coralie Laverdet. Que pouvais-je en faire ? Mes recherches ont duré un mois et demi. » Le recyclage, le détournement de la matière sont au cœur de sa pratique artistique. Pour la nourrir, elle puise dans la nature – sa source d’inspiration préférée -. Coralie Laverdet est particulièrement sensible aux curiosités qu’elle produit, à ses effets de matières parfois troublants. C’est précisément ce qu’illustre « Peaux d’âmes », commode parmi les « pièces de service », courantes au XIXe siècle. Son revêtement « fait penser à de la pierre, une écorce de chêne liège, la carapace d’un crocodile… », précise la créatrice. Pour composer cet « habillage » inédit, elle a dû longuement expérimenter, tester. « J’ai obtenu divers agglomérats, très résistants, poursuit-elle. Pour la commode, j’ai utilisé quarante kilos de poudre de cuir. Je l’ai ensuite sculptée par modelage à l’aide de disqueuses. » Le résidu naturel, fourni par J.M. Weston, provient du passage des peaux à la pareuse pour affiner les cuirs du chausseur. Mélangé à du papier mâché, il ouvre, selon la créatrice, « un champ très large des possibles ».

Le cuir à tannage végétal Bastin remplace le velours d’un paravent ancien. La maroquinière Audrey Ludwig a réalisé ce projet conçu par Olivier Saillard, Directeur artistique, image et culture de la maison J.M. Weston.

Un nouvel Objet Singulier au compte d’Audrey Ludwig

Si elle collabore pour la première fois avec le Mobilier national, Audrey Ludwig connait bien J.M. Weston. L’artisan maroquinière Compagnon du Devoir a eu la chance, en 2019, de bénéficier d’une bourse dans le cadre d’un échange de savoir-faire aux États-Unis. « La maison J.M. Weston m’a contactée en début d’année, raconte la jeune trentenaire. Il s’agissait de réaliser un projet pour le Mobilier national, sous la direction artistique d’Olivier Saillard ». Le meuble à revaloriser est un paravent de la fin du XIXe siècle. Tombé en désuétude au fil du temps, ce mobilier d’appoint intéresse de plus en plus les décorateurs d’intérieur qui l’apprécient comme pièce d’art à part entière. Olivier Saillard l’a justement sélectionné afin de mettre en relief l’excellence d’un savoir-faire luxueux, celui du cuir. « Il voulait gainer le paravent de cuir à tannage végétal extra-lent de la tannerie Bastin, propriété de Weston, explique Audrey Ludwig. Son inspiration première était celle de Jean Touret, un sculpteur qui travaille le cuir comme le bois. J’ai reçu le paravent recouvert du tissu d’origine, un velours vieil or. Je l’ai entièrement détapissé et j’ai réparé le bois abîmé. » Le gainage, réalisé dans son atelier de Nancy, révèle toute sa complexité technique. À commencer par les charnières du paravent, entièrement façonnées en cuir, d’après le modèle d’origine. « Deux croupons par paravent ont été nécessaires, poursuit la créatrice. Ils recouvrent les panneaux centraux que j’ai ensuite sculptés au centre. » Les ciseaux à bois lui ont permis d’esquisser des formes aléatoires, telles des empreintes. Le cuir, façon bois, évoque, non sans poésie, les reflets d’un paysage dans l’eau. À contempler, comme une œuvre d’art !

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Rédaction Nadine Guérin

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