Le Conseil National du Cuir (CNC) et tous les membres du comité d’organisation du Sustainable Leather Forum, présidé par Yves Morin, avaient donné rendez-vous aux professionnels des secteurs liés de près ou de loin au cuir pour une cinquième édition le 11 septembre. Sous le parrainage du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, 28 experts internationaux se sont exprimés sous forme de keynotes et tables rondes devant un parterre de plus de 400 participants de multiples nationalités. Quatre grandes thématiques furent abordées avec autant de didactisme que de passion, entrecoupées d’interventions et de témoignages. Un premier compte-rendu de la matinée reflète déjà la richesse d’une journée incontournable.
Pour ouvrir les festivités, le Président du CNC, Frank Boehly, a rappelé l’engagement de la filière en matière de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) et les progrès qu’elle réalise chaque année, attestés lors de ce rendez-vous annuel. Il a aussi encouragé les rencontres qu’un tel événement peut occasionner, en particulier avec les entreprises exposantes, toutes spécialistes de RSE et disposées à conseiller et accompagner les marques dans leur stratégie de développement durable. Retenu par un agenda bien rempli, le ministre délégué chargé de l’Industrie, Roland Lescure, avait enregistré une allocution rappelant l’opportunité de croissance et de compétitivité que représente la transition écologique pour l’économie française et celle de la filière également. Ce fut ensuite le tour de la directrice de la branche produits chimiques et santé et de la division Industrie et Économie de l’UNEP (United Nations Environment Programme), Jacqueline Alvarez, de redire l’impérieuse nécessité de combattre la pollution et le changement climatique, de réduire notre dépendance à l’énergie et aux produits chimiques mais aussi d’agir pour la biodiversité. « Il faut stimuler le changement et trouver des systèmes économiques basés sur la circularité », a-t-elle déclaré. Avant d’inviter à suivre les conclusions de la cinquième conférence internationale sur la gestion des produits chimiques qui se tiendra à Bonn du 25 au 29 septembre prochains. Enfin, Elisabeth Laville, fondatrice du think tank Utopies, affirmait, quant à elle, l’urgence à « réinventer le capitalisme » sans « se contenter de réduire les impacts négatifs des entreprises sur l’environnement » mais « en utilisant la puissance des entreprises pour résoudre les problèmes de la planète ». Elle exhortait les marques à concrétiser leur action climatique jusque dans leur offre et leurs choix de matériaux, à « rendre le durable désirable » et même à se résoudre à certains renoncements pour plus d’écologie, citant au passage l’exemple du chausseur Nicholas Kirkwood qui a fait le choix d’arrêter sa marque telle qu’elle était jusqu’à présent. Elle les mettait aussi en garde contre l’emploi excessif, voire abusif des mots, confinant parfois – même involontairement – au greenwashing. En conclusion de sa projection, une citation pleine de sagacité de Winston Churchill (« Il faut prendre le changement par la main avant qu’il ne vous prenne à la gorge ») illustrait à la perfection sa conviction ambitieuse pour un changement de paradigme.
Les cinq spécialistes de la première table ronde ont traité des différentes certifications de développement durable et de leur incidence sur la traçabilité et les process industriels. Sabrina Frontini dirige l’organisme de certification milanais ICEC qui homologue les entreprises liées à l’industrie du cuir par l’entremise d’une trentaine d’auditeurs. Après une analyse de la gestion de la qualité, des produits, des process ainsi que de la traçabilité des matières premières, l’ICEC décerne son précieux label à même d’ouvrir les portes de prestigieux clients. « Nous avons commencé notre œuvre il y a trente ans avec la seule norme ISO 9001, se remémore la responsable. Aujourd’hui, pour obtenir notre certification, les tanneurs poussent les fermes et les abattoirs à adopter la traçabilité. Nous avons créé un outil spécifique pour la traçabilité dont les marques de luxe, en particulier, sont très demanderesses. Elles peuvent apposer nos certifications sur leurs produits finaux. » À l’autre bout de la planète, la Sustainable Leather Foundation (SLF) propose aux entreprises de l’industrie du cuir américaine des labels de certification « qui répondent aux questions de RSE et que réclament beaucoup les consommateurs », précise sa Directrice Technique Katie Kutskill. « Pour la traçabilité, notre certification remonte jusqu’à la ferme, assure la technicienne. En fonction des améliorations qu’apportent les entreprises, nos tableaux de bord sont réactualisés. » Nicholas Butler est aux commandes de la société de collecte de peaux familiale Covico qui possède cinq dépôts en France équipés de zones de stockage réfrigérées. « Une fois récupérées dans les abattoirs, les peaux sont triées, éventuellement crouponnées et rassemblées en lots homogènes pour mieux satisfaire nos clients, explique le manager. De plus en plus de tanneurs sont certifiés LWG (Leather Working Group) et nous demandent cette garantie. En 2022, un protocole LWG a été élaboré spécialement pour les négociants de peaux. À présent, nous sommes capables de tracer la peau depuis la naissance de l’animal. La traçabilité nous permet d’identifier plus précisément la source d’éventuels problèmes et de les corriger plus efficacement. » Concernant les peaux de crocodile, la traçabilité est chose acquise depuis de nombreuses années grâce au référentiel international CITES mis en place dans les années 1970. Mais l’Association Internationale des Éleveurs de Crocodiles (ICFA) a mis au point le standard 1001:2019 qui garantit la qualité de l’élevage grâce à un guide de bonnes pratiques élaborées avec les fermiers mais aussi des universitaires de la faculté de Pretoria. « Un organisme externe passe dans les fermes pour vérifier la mise en application de nos standards sur différents sujets comme la bientraitance – respect des cinq droits fondamentaux de l’animal, de la biodiversité mais aussi de la rigueur sanitaire puisque la viande de crocodile est aussi consommée », indique Grégoire Biasini, en charge de la communication de l’association. Enfin, Gustavo Gonzalez-Quijano, le Secrétaire Général de COTANCE qui défend les intérêts des professionnels de l’industrie du cuir à Bruxelles, s’est réjoui de l’accord des organismes de certification de faire converger leurs différents labels et en particulier d’aligner leurs schémas de traçabilité. Il a également évoqué le PEFCR (Product Environmental Footprint Category Rules) en cours d’élaboration pour évaluer l’empreinte environnementale du cuir, qui devrait être opérationnel en juin 2024.
Le deuxième débat de la journée visait à évaluer les incidences déjà perceptibles des changements d’approches agricoles sur les matières premières naturelles et le cuir en particulier. Cinq protagonistes se partageaient la parole pour nous faire profiter de leur compétence. En tant que Secrétaire Exécutif de l’initiative internationale « 4p1000 » – lancée par la France lors de la COP 21 en décembre 2015 – dont l’objectif est de « montrer que l’agriculture, et en particulier les sols agricoles, peuvent jouer un rôle crucial pour la sécurité alimentaire et le changement climatique », Paul Luu ouvrait la séance par une présentation aussi éclairante qu’encourageante du sujet. Responsable de 25% des émissions – directes et indirectes – de gaz à effet de serre, « l’agriculture pratiquée aujourd’hui se doit de devenir plus vertueuse en diminuant ses émissions bien sûr, et en réduisant son utilisation d’engrais, de pesticides et de produits phytosanitaires tout en continuant à assurer la sécurité alimentaire des populations. Mais elle peut aussi participer à la lutte contre le dérèglement climatique par de nouvelles approches comme l’agroécologie, l’agroforesterie, l’agriculture de conservation ou la gestion des paysages, déclarait l’agronome. En favorisant la captation du carbone dans le sol, elle peut diminuer la présence de celui-ci dans l’atmosphère tout en augmentant la résistance des sols à l’érosion et en les rendant plus fertiles ». Une augmentation annuelle de 0,4% (4 pour 1000, d’où le nom de l’initiative) du taux de carbone séquestré dans les sols peut diminuer considérablement la présence de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Responsable du projet Carbone et Biodiversité de l’Institut de l’Élevage (IDELE), Josselin Andurand témoignait de la volonté des éleveurs français de baisser leurs émissions anthropiques et diffuses. « Nous passons dans les fermes pour quantifier les émissions et mettre en place des mesures pour les diminuer. Nous évaluons aussi la biodiversité des élevages et les conseillons pour son amélioration. Le label Bas Carbone récompense les exploitations ayant adopté des méthodes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ou séquestrer du carbone. » Outre-Atlantique, Megan Meiklejohn, Vice-Présidente de Land to Market™, s’emploie à « concevoir des chaînes d’approvisionnement depuis la ferme pour aider des marques à sourcer des fibres naturelles favorisant le fonctionnement des écosystèmes et les communautés locales ». Elle a rappelé que l’animal ne devait pas être considéré comme un ennemi ainsi que le rôle majeur des ruminants dans la gestion des prairies. Elle a également décrit l’outil scientifique EOV (Ecological Outcome Vertification) développé par Land to Market™ pour mesurer quatre impacts environnementaux liés à l’élevage. Elle a aussi insisté pour que les marques s’impliquent davantage auprès des agriculteurs et s’engagent sur des quantités d’achat. Comme la griffe UGG qui, avec l’aide de Land to Market™, a élaboré un projet sur cinq ans de soutien à l’agriculture régénérative sous forme de bourse pour former et accompagner les éleveurs. Aurélie Truffat, Responsable du pôle Marketing et Communication chez Demeter, a rappelé l’engagement de cet organisme de certification pour la biodynamie et ses effets sur la qualité alimentaire, cosmétique et textile. Sa certification est un gage de bonnes pratiques très apprécié des consommateurs et reconnu, dans le domaine textile, par l’éco-organisme Refashion pour la promotion de la circularité. Pour le printemps été 2023, la griffe de luxe Chloé a lancé son projet Vertical Digital ID pour une traçabilité complète des produits de prêt-à-porter comme de maroquinerie et chaussures. Une capsule a été intégrée à la collection, dont chaque produit possédait un passeport digital retraçant le parcours de sa fabrication, depuis la ferme à l’origine de sa matière jusqu’à son atelier de confection. D’ici 2025, tous les produits comporteront un identifiant numérique, permettant ainsi un shopping responsable et éclairé. « Depuis 2020, notre stratégie de sourcing est entièrement basée sur l’impact sur l’environnement, affirmait Christophe Bocquet, le Directeur Qualité, Conformité, SAV et RSE de la marque. Pour l’automne-hiver 2023-24, plus de 60% des matières premières utilisées sont à impact réduit ». Un exemple de transparence édifiant qui montre bien l’importance de pratiques agricoles durables pour la consommation.
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Rédaction François Gaillard
Photos © Romuald Meigneux pour le CNC