Le groupe Archer et le collectif au cœur de la relance économique de la chaussure romanaise

Christophe Chevalier, Président du Groupe Archer.

L’entreprise Archer est née en 1987 à Romans-sur-Isère sous la forme d’une association d’aide aux ouvriers et artisans de la chaussure laissés sur le côté de la route par l’effondrement des derniers grands fabricants historiques de la ville. Aujourd’hui elle est devenue un acteur majeur de l’entreprenariat social, conciliant efficacité économique et utilité collective. S’investissant dans le développement économique du territoire, Archer s’est structurée en 2003 en Groupe Économique Solidaire, afin de créer des synergies favorables aux projets économiques et sociaux qu’elle porte. Depuis 2007 le Groupe Archer s’est constitué, à côté de son activité associative, en SAS, regroupant une palette d’activités économiques, dont certaines autour de l’industrie de la chaussure. Développant la notion de Pôle Territorial de Coopération Économique avec la communauté d’agglomérations Valence-Romans-Sud Rhône-Alpes, Archer a rendu plus opérante les démarches entre associatif et entrepreneuriat au niveau local. Entretien avec Christophe Chevalier, Président du Groupe Archer.

Christophe Chevalier, pouvez-vous nous parler de l’historique de l’engagement du Groupe Archer dans la relance de l’économie locale, et plus spécifiquement de l’activité liée à la chaussure?

Archer est née il y a 32 ans comme une association de solidarité envers les naufragés de la chaussure et même si nous intervenons dans de multiples secteurs, notre histoire est historiquement liée à la chaussure.  À cette époque, la mono industrie qui avait permis de salarier quasiment une personne sur deux à Romans était pratiquement arrêtée. La ville souffrait d’un niveau de chômage, de désespérance et de pauvreté. Nous avons créé une association d’entraide qui regroupait des industriels, des travailleurs sociaux…
L’aide, la solidarité, sont des moteurs formidables mais rapidement nous nous sommes dit que cela ne suffisait pas et qu’il fallait aussi agir pour reconstruire. C’est la raison pour laquelle, depuis le début des années 2000, nous nous concentrons sur le développement économique et avons essayé de reprendre des petites entreprises qui avaient périclité. Nous avons beaucoup travaillé sur les questions de sous-traitance industrielle. Comme nous étions à Romans, nous nous sommes évidemment intéressés à la chaussure, si ancrée dans l’ADN de la ville.

Dans ce contexte, comment avez-vous décidé de devenir un acteur entrepreneurial dans l’industrie de la chaussure et comment avez-vous structuré cette activité ?

Au départ nous nous intéressions à la chaussure, mais nous ne voulions pas agir parce que la charge émotionnelle était trop forte. Quand une entreprise un peu illustre fermait, des ministres débarquaient et débloquaient des subventions pour remettre en route l’activité. La couverture médiatique était énorme et nous ne voyions pas à l’époque comment agir dans ce contexte. Nous avons changé d’avis à partir du moment où Charles Jourdan a été liquidée en 2008, parce que, pour nous, c’était le symbole des symboles. Si une entreprise fermait, les personnes disaient « Tu pourras toujours aller chez Charles Jourdan », n’imaginant pas un instant qu’elle puisse s’arrêter. Le jour où l’entreprise a déposé le bilan, nous avons compris qu’il y avait un risque de perdre ce savoir-faire. Nous avons procédé à une augmentation de capital à ce moment précis, car il n’y avait pas une banque qui aurait suivi un acteur de la chaussure à Romans. C’était ubuesque même de penser aller voir une banque. Nos actionnaires de l’époque nous ont suivis et nous sommes 125 venus de tous les horizons à ce jour : des fonds d’investissement mais aussi beaucoup de particuliers qui vivent ici et qui ont eu envie de vivre l’aventure et préserver cette industrie.

Selon vous, quels sont les principaux leviers pour faire face aux mutations du secteur ?

Nous avons réalisé que si, avec des millions, les très bons dans la chaussure n’y arrivaient plus, avec nos moyens bien moindres, nous n’y arriverions jamais. Il fallait prendre le problème autrement et se dire que l’industrie de la chaussure, avec des chaînes de 40 personnes pour faire une chaussure, ça n’était plus concurrentiel face à une production délocalisée. Il y avait en revanche de la place pour l’artisanat, avec des petits ateliers positionnés sur des niches, qui pouvaient s’en sortir à deux conditions. La première, c’était de créer un réseau de petits ateliers spécialisés qui coopèrent, afin d’abaisser la masse critique pour acheter des cuirs ou participer à des salons. La deuxième, c’était d’entretenir une relation la plus directe possible avec les clients. Le luxe à Romans était en fait constitué d’une multitude d’intermédiaires, et c’était eux, au final, qui s’en sortaient le mieux, plus que les fabricants et les distributeurs. Il fallait supprimer ce système.

Qu’avez-vous entrepris en premier lieu ?

Nous avons commencé par racheter une ligne complète de montage de l’usine Jourdan. Même avec les meilleures recrues (et il y avait malheureusement l’embarras du choix), nous nous sommes rendus compte qu’elles ne savaient plus faire de chaussures ! J’exagère un peu mais il faut une centaine d’opérations pour faire une chaussure ; elles n’en faisaient plus que deux ou trois chacun. Leur technique était parfaite, mais le travail avait été morcelé, standardisé ; elles ne maîtrisaient plus le processus en entier. Au pays roi de la chaussure nous avons dû former les meilleurs ouvriers de chez Jourdan ou de chez Kélian, parce que ce n’était plus le même modèle. Pour la petite histoire, nous avons débauché des retraités, dont le plus vieux avait 80 ans et avait, lui, connu les ateliers artisanaux de l’époque. Et ce sont eux qui nous ont aidés à organiser l’atelier. Chez nous, il faut globalement quatre artisans pour faire une chaussure, ça veut dire qu’ils sont passés de deux ou trois opérations qu’ils savaient faire de manière excellente, à 20 ou 25 opérations.

Pour développer votre modèle économique, vous avez beaucoup travaillé autour de la notion de coût global. C’est un raisonnement d’ensemble qui, ici, rejoint des préoccupations de développement durable. Pouvez-vous nous en expliquer les enjeux ?

Il est évident qu’en coût unitaire, la production délocalisée revient moins cher et elle le restera ; en revanche si l’on parle de coût global le problème est différent. Quand on supprime les intermédiaires et que l’on calcule vraiment l’impact des risques associés à la délocalisation (délai, coût de transport, instabilité économique et politique, contrefaçon…), on se rend compte que le « Made in France » a une carte à jouer économiquement. Par ailleurs, avec l’augmentation des taxes, liées par exemple au carbone, les avantages de la délocalisation sont déjà amoindris aujourd’hui et cela va se confirmer dans les mois et les années qui viennent. Sans parler de la question de la responsabilité sociale des entreprises et de l’image que peuvent en avoir les clients. Ce n’est malheureusement pas toujours une valeur intrinsèque à l’entreprise et il est à parier que ceux qui fabriquent au Bangladesh, dans des ateliers de sous-traitance qui emploient des enfants déscolarisés, seront à terme mis à mal sur leur marché par leurs propres clients.

Que recherchent vos clients ?

Dans nos ateliers, que ce soit avec Made in Romans ou Atelier du Cuir, nos deux marques de chaussures de ville, nous développons de petites collections construites autour de modèles classiques et pérennes. Nous ne misons pas sur les tendances qui nous obligeraient à les renouveler trop souvent. Néanmoins, nous faisons évoluer nos modèles et l’offre va continuer de s’étoffer dans les années qui viennent. Nous nous sommes, par exemple, positionnés sur le segment de la sneaker avec notre marque Génération Sens. Globalement, nous avons une clientèle de fidèles et même des familles entières qui s’équipent en Made in Romans, qui nous réclament de nouveaux coloris dans un modèle qu’ils aiment, ce que nous nous empressons de développer. Certaines personnes sont très fières de porter des chaussures fabriquées en France. C’est bien là le reflet d’une nouvelle manière de consommer, un calcul que fait de plus en plus le consommateur, du rapport entre la qualité et le prix. Le client qui achetait une paire de chaussures à 60 euros s’aperçoit qu’il ne tient pas la saison avec et qu’il faut racheter une paire. Les chaussures entrée de gamme fabriquées ici valent 170 euros mais on va les garder trois, quatre ans, on les entretient, on les emmène chez le cordonnier. L’histoire évolue vraiment dans notre sens. Le développement durable n’est plus une option, c’est une obligation aujourd’hui. Avant quand on parlait du développement durable, on se positionnait du côté d’une éthique morale. Aujourd’hui c’est une nécessité pour continuer à vivre ensemble.

Vous avez réussi à fédérer les entreprises autour d’un mode collaboratif plutôt que concurrentiel.  Une dynamique s’est créée autour du « faire ensemble » pour être plus forts. Comment cela s’articule-t-il ?

Tout d’abord par la nécessité, bien sûr. Quand une marque veut 1 000 paires et qu’on n’est pas capable de les faire parce qu’on peut en faire au maximum 500 dans les délais impartis, on va voir le confrère et il prend les autres 500. La fois d’après, c’est lui qui vous amène un donneur d’ordre en période de creux. Si une machine tombe en panne, on se dépanne. Quand on se rend à Paris pour un salon, on prend un camion pour quatre marques. Tout cela ne s’était jamais fait à Romans !

Pour vous donner un exemple, un jour nous avons eu une demande du Coq Sportif qui nous avait suivi dans les médias et qui souhaitait produire, de nouveau, une chaussure en France, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis 15 ans. Il s’agissait d’une collection capsule autour d’un de leur modèle iconique, la Arthur Ashe. La collection était composée de 250 unités numérotées réalisées dans les plus beaux cuirs, et distribuée en France et à l’international dans des boutiques ultra sélectives. Malgré les quantités modestes, nous ne pouvions pas produire cette collection dans les délais. J’ai donc demandé à une entreprise de se charger de la découpe, à une autre de piquer le cuir, nous avons réalisé le montage et une quatrième a fait le cousu latéral. C’est un exemple qui nous a vraiment servi, car il a été médiatisé. Nous avons prouvé que seule l’entraide avait pu nous permettre de réussir et cela s’est fait de manière très pratique. C’est vraiment le reflet de l’esprit entrepreneurial de ce territoire romanais.

Que peut-on retenir de cette philosophie ?

Prenez notre territoire, comparez-le à un autre où les gens passent leur temps à copier, dépensent leur l’énergie à s’opposer, imaginez celui qui a le plus de chances de s’en sortir. Forcément c’est celui où l’on s’entraide. J’ai envie d’ajouter, parce que c’est à mon sens primordial, c’est celui où j’ai le plus envie de vivre. J’aime bien penser qu’on peut remettre de la fraternité dans les échanges économiques et que parfois on y arrive. Je vous l’explique très simplement, mais cela a été conceptualisé et soutenu à l’époque par le Ministère du Redressement Productif d’Arnaud Montebourg. Nous avions bénéficié d’une aide financière pour accélérer ce processus. L’intitulé du dossier était : « Construire un nouveau modèle économique pour la chaussure à Romans ». La Cité de la Chaussure qui vient d’ouvrir en mai dernier, en est la résultante. Les ateliers sont regroupés en un lieu unique, ce qui facilite les coopérations. Et, grâce à la boutique, nous bénéficions du retour direct des consommateurs. Les personnes peuvent visiter les ateliers et ainsi appréhender comment est fabriquée une chaussure. L’idée, c’était vraiment de travailler sur le modèle des districts industriels italiens à notre petite échelle. Nous avons fondé une association professionnelle avec le soutien de la collectivité locale (NDRL – Romans Cuir) et de nouvelles entités nous ont rejoints depuis pour contribuer à ce cercle vertueux.

En puisant dans le potentiel romanais pour construire un avenir économique, nous remplissons un double enjeu. D’une part recréer de l’emploi, une centaine répartie sur dix ateliers dans les cinq prochaines années, ce qui est beaucoup plus viable que sur une seule entreprise. D’autre part, il y a un énorme enjeu de marketing territorial et d’image lié à Romans. À la Cité de la Chaussure, nous comptons accueillir 100 000 personnes par an alors que la ville compte 35 000 habitants. Cette connexion à la chaussure, dont l’image noble reste très forte, est un véritable atout et participe fortement à son attractivité. C’est ce que nous voulons pérenniser.

Le Groupe Archer en données clés

1987 Création de l’association Archer.
2007 Création de la SAS Groupe Archer. Le groupe emploie plus de 2 000 salariés et opère sur une vingtaine d’activités différentes.
2010 Création de l’atelier de fabrication de chaussures du groupe qui fabrique les trois marques maison – Made in Romans, Atelier du Cuir et Génération Sens – et travaille comme sous-traitant.
2011 Création du groupe d’entrepreneurs Romans Cuir.
Mai 2019 Ouverture de la Cité de la Chaussure.

Rédaction Hélène Borderie
Photos © Corinne Jamet

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