Élise Blouet redonne vie
au mythique Cuir de Russie

Élise Blouet, conservatrice restauratrice s'est lancée le défi audacieux de recréer le mythique cuir de Russie, dont les secrets de fabrication avaient disparu durant la révolution russe de 1917.

Élise Blouet est conservatrice restauratrice de pièces en cuir et en métal dans le Perche.
Cette passionnée de cuir s’est lancée le défi audacieux de recréer le mythique cuir de Russie, dont les secrets de fabrication avaient disparu durant la révolution russe de 1917.
Si nombre de légendes alimentent l’histoire de ce cuir rendu célèbre pour son grain atypique, son odeur singulière et ses propriétés hors du commun, son excellence, elle, ne fait aucun doute.
Considéré comme la quintessence du cuir, celui-ci est en effet l’un des cuirs les plus recherchés par l’industrie du luxe.
Après cinq années de recherches, le pari est réussi pour Élise Blouet et son équipe. 

Retour sur une expérience envoûtante!

Vous êtes conservatrice restauratrice de pièces en cuir. Parlez-nous de votre métier et des services de restauration que vous proposez.

J’ai une formation qui est validée par les Musées de France donc je peux aussi bien travailler pour des collections nationales que pour des particuliers. L’objectif est vraiment de préserver les objets avec leurs matériaux d’origine. On n’est pas du tout dans une réparation, mais vraiment dans le respect de l’histoire et du vécu de l’objet pour faire en sorte qu’il dure le plus longtemps possible. Ce sont souvent des interventions assez discrètes qui vont essayer de stabiliser des altérations, d’éviter qu’il y en ait d’autres. S’il y a un petit côté esthétique, tant mieux, à condition toutefois qu’il ne soit pas contraire à la pérennité de l’objet dans le temps. J’interviens sur des objets très variés, quelle que soit l’époque puisque nous sommes spécialisés par matériau et non par époque ou par objet. Dans mon atelier, je peux tout à la fois avoir des paravents en cuir doré du XVIIIe siècle, du mobilier design scandinave des années 50 ou français des années 80 – donc des pièces beaucoup plus récentes -, des objets de gainerie, de sellerie ancienne – j’ai par exemple travaillé sur la selle du prince impérial qui est conservée au château de Compiègne -… et toujours dans l’idée de préserver les objets.

Comment en êtes-vous arrivée à travailler le cuir ?

Au début, je m’étais spécialisée dans les métaux, et plus précisément dans les armes et armures anciennes. J’ai très rapidement eu une problématique avec les cuirs qui étaient sur ces objets. Très souvent, on s’aperçoit que le cuir et le métal sont associés. Dans le cas des armures, il y a les sangles en cuir qui maintiennent les plaques métalliques, dans le cas des ceintures, il y a la boucle en métal. Les deux sont liés. J’avais plein de questions mais personne ne pouvait me répondre sur le cuir. Je m’apercevais qu’aucune recherche n’avait été faite, et c’était un matériau qui était vraiment très peu connu, en restauration en tout cas. Je me suis passionnée pour ce matériau, aussi bien du point de vue de la restauration – j’essaie toujours d’améliorer les techniques de conservation – que de son histoire, l’histoire des techniques, les cuirs anciens…

Quels types de cuirs travaillez-vous ?

Je travaille tous types de cuirs. Je peux avoir des cuirs à l’ancienne ( des mocassins amérindiens du XVIIIe siècle par exemple ), du cuir tanné à l’alun et à la graisse, qui sont des tannages qui ont complètement disparu aujourd’hui. Là je suis sur du veau classique tannage végétal, le tannage le plus utilisé historiquement. Et puis je peux avoir des cuirs exotiques. Je peux donc avoir tous types de cuirs, mais il s’agit à 99 % de cuirs de tannage anciens. J’ai tout un stock de matériaux anciens, de cuirs anciens que j’ai récupérés à droite à gauche ou que je fais faire sur mesure par des tanneries qui travaillent encore en végétal.

Comment vous êtes-vous intéressée plus spécifiquement au cuir de Russie ?

J’étais encore en études en Angleterre. Je travaillais un peu au Leather Conservation Center à Northampton, où le responsable de l’atelier, un vieux tanneur, m’avait un jour apporté du cuir de Russie. Quelques temps plus tard, un ami m’a envoyé un échantillon de ce cuir provenant de l’épave du Metta Catherine von Flensburg, découverte au large de l’Angleterre dans les années 70. Cet échantillon avait donc quasiment 300 ans, il avait passé 200 ans sous l’eau, et il était juste exceptionnel ! Normalement, un cuir ne résiste pas à l’eau de mer. Cela donne des cuirs archéologiques inutilisables qui ont perdu toute leur structure. Or là, j’avais un cuir qui était utilisable tel quel. Tout est parti de cet échantillon. Pourquoi a-t-il résisté ? Quelles étaient les méthodes de production en Russie ? Comment est-il fait ? Existe-t-il encore ?

Pourquoi le cuir de Russie fascine tant ?

Il y a à peu près cinq ans, j’ai donc décidé de lancer un projet de recherche sur ce cuir particulier, à partir d’analyses de cuirs anciens et d’observations d’objets en cuir de Russie trouvés dans les musées. J’ai travaillé avec un parfumeur parce que le cuir de Russie n’est pas seulement un cuir, c’est aussi une odeur, c’est un cuir qui est très parfumé, qui sent le goudron, l’écorce de bouleau, le Lapsang Souchong, le whisky tourbé…une odeur qui a inspiré beaucoup de parfums et de parfumeurs dans les années 30, comme Chanel par exemple. Je suis aussi allée voir le dernier écorceur de France pour me fournir en écorces au moment où l’on a commencé à se dire qu’il fallait essayer de recréer ce cuir disparu.

Pour la petite histoire, c’est un cuir qui a été fabriqué en Russie dans la région autour de Moscou. Au moment de la révolution industrielle, et surtout de la révolution russe, les tanneries ont été démantelées, les dirigeants de tanneries ont été expatriés et la recette a disparu. Le cuir est resté mythique, toujours synonyme d’excellence, je dirais même de quintessence du cuir. Pendant très longtemps, on a essayé de le recréer. Au XIXe siècle, les Français essayaient déjà de refaire du cuir de Russie. Il y a donc eu beaucoup de copies, mais mon projet à moi était de le refaire vraiment à l’identique.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour percer le mystère ?

Ça a été toute une recherche ! La tannerie Baker, dans le Devon, était prête à se lancer dans l’aventure. Le but du jeu n’était pas de faire un cuir commercialisable mais de se lancer dans une recherche technique et historique et de se dire « est-ce qu’on va y arriver ? ». Et puis on a réussi! On a sorti un cuir qui a vraiment les mêmes propriétés que le cuir d’origine, avec un grain très particulier, avec la même odeur et avec les mêmes propriétés anti-insectes et anti-moisissures. Je poursuis le projet en faisant des recherches avec le CNRS. On est en train de comparer notre cuir moderne au cuir ancien, et ça colle parfaitement. Même au niveau des teintures utilisées, on vient juste de découvrir qu’on utilisait du bois du Brésil comme à l’époque. Autant dire que le pari est réussi ! En cinq ans. Il y a d’abord eu les recherches historiques et muséales, puis la recherche de fournisseurs, à la fois de peaux de veau, d’écorces, d’huiles de goudron, de bouleau… et puis les premiers essais, en sachant que c’est un cuir qui met un an à se fabriquer. Entre le moment où le tanneur a commencé ses premiers essais et le moment où il a eu les premiers résultats, il y a donc eu des mois et des mois d’attente pour savoir si les modifications, les améliorations correspondaient bien.

De qui vous êtes-vous entourée pour recréer ce cuir mythique ?

D’un tanneur, d’un parfumeur, d’un écorceur, de chercheurs, d’historiens, de conservateurs de musée… Tout le monde s’est pris au jeu et a vraiment soutenu le projet. Le parfumeur, par exemple, qui est de la maison Givaudan, le leader international de la parfumerie, a mis à ma disposition un nez pour travailler sur le projet.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Des difficultés qui n’étaient pas insurmontables, qui concernaient par exemple la traduction car quand on a des documents en russe et qu’on ne lit pas le cyrillique, c’est un peu compliqué, il faut faire appel à une traductrice.

Allez-vous continuer à travailler le cuir de Russie ?

Oui. La tannerie fabrique désormais de manière régulière du cuir de Russie, qui est commercialisé. Hermès a ainsi lancé une ligne de maroquinerie en cuir de Russie, baptisé « Volynka ». Le chausseur Crockett & Jones a sorti une ligne de souliers. À chaque fois ce sont des échanges, des rencontres, des perfectionnements pour adapter ce cuir à la maroquinerie ou à la chaussure. Le projet a aussi donné lieu à la publication d’un livre  avec Sophie Mouquin « Cuir de Russie, mémoire du tan » aux Éditions Monelle Hayot, une autre aventure très intéressante. J’ai également un projet de publication avec l’ICOM, le Conseil International des Musées. Et il y aura une conférence l’année prochaine à Paris au Musée du Quai Branly.

Vous l’avez dit, le cuir de Russie est aussi une odeur. Que vous évoque-t-elle ?

Je suis complètement accro donc je ne suis peut-être pas très objective ! Pour moi, le cuir de Russie est associé à différents éléments que j’adore, qui sont par exemple le thé Lapsang Souchong, le thé très fumé, un peu boisé. Il y a le côté tourbé que l’on peut trouver dans le whisky ou dans les landes irlandaises. Il y a vraiment cette odeur de tourbe très particulière qui a brûlé dans les cheminées. Le bois, le feu de cheminée… On est sur une odeur très masculine, pas du tout sur une petite odeur fleurie, légère. On est sur une odeur assez envoûtante, assez riche, qui moi m’envoûte complètement et qui, d’après ce que j’ai compris, ne laisse personne indifférent. 

Je trouve que depuis plusieurs dizaines d’années, les cuirs ont un peu perdu cette âme animale qui prouve qu’il s’agit d’une matière vivante. Avec le cuir de Russie, on redécouvre ce qu’est vraiment un cuir, un cuir qui a une véritable odeur. Les cuirs modernes n’ont quasiment plus d’odeur. Le cuir de Russie est un cuir qui a une véritable patine et où l’on voit vraiment la cartographie de l’animal. C’est quelque chose qui me tenait à cœur.

Il vous semblait important de conserver certaines aspérités de la peau, que l’on a tendance à systématiquement gommer aujourd’hui ?

Oui. Ce ne sont pas des peaux parfaites. La teinture est faite à la main avec des techniques ancestrales. Le rendu est donc assez hétérogène. On distingue des petites marques, des petits défauts qui font finalement la beauté de la peau. On a une peau ou un objet vraiment unique à chaque fois, et qui va se patiner. C’est plus complexe, c’est plus difficile à travailler, mais on respecte cette patine naturelle. Le but du jeu ce n’est pas de garder le cuir à l’identique mais vraiment de le voir prendre une teinte chaleureuse, avoir une vie avec soi.

« Cuir de Russie, mémoire du tan » par Sophie Mouquin, avec Elise Blouet (auteur) et  Adrien Rebaudo (photographies), Monelle Hayot Eds, 2017, 144 pages, 39 euros

Rédaction Garance André
Photos © Jérémie Bouillon

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