Sur les pas de
Nathalie Elharrar

Styliste modéliste, créatrice, enseignante, consultante, Nathalie Elharrar sait tout, ou presque, de l’art et de l’industrie de la chaussure. La passion et l’exigence parlent pour elle…Sa découverte du cuir a été un vrai déclic ! Le matériau a guidé sa voie et donné du sens aux dessins que la diplômée en design industriel a développés pour des créateurs aussi éclectiques que Balmain, Thierry Mugler, Karl Lagerfeld, Paule Ka, Anne Valérie Hash, Heschung ou Camper. Nathalie Elharrar est aussi à l’origine de deux marques singulières de chaussures qui ont laissé des traces… Les souliers de luxe haut perchées Larare marquent les années 2000 de leur séduction théâtrale. Jour Férié, à l’inverse, illustre l’avènement du plat de la décennie suivante. L’association Au-Delà du Cuir, dédiée aux créateurs français, lui a apporté son soutien. Du salon spécialisé Première Vision à l’IFM – où elle assure la direction pédagogique des modules Chaussures et Cuir – elle transmet son savoir, avec enthousiasme, quant à l’univers du cuir. Histoire d’une vocation…

La durabilité du cuir et l’évolution du marché de la chaussure passionnent Nathalie Elharrar, enseignante et consultante reconnue - Photo © Pierre Gayte.

Qu’est-ce qui a guidé votre spécialisation dans la chaussure ?

J’aimais les chaussures mais n’aurais pas imaginé adolescente que ce soit un métier d’en dessiner. J’ai rencontré pendant mes études aux Beaux-Arts un entrepreneur qui venait de racheter à Toulouse une petite usine de chaussures tressées sur forme. Je lui ai présenté des croquis après avoir passé 2 jours à examiner des chaussures tressées dans toutes les boutiques de la ville ! Il m’a acheté quelques dessins en me proposant de venir suivre leur fabrication dans l’atelier : ça a été un coup de cœur immédiat. J’ai passé mon été à « bidouiller » des prototypes avec le patronnier et le tresseur sur forme. Je n’ai plus jamais arrêté de dessiner des chaussures.

Quel rapport entretenez-vous avec le cuir ?

Ma mère était couturière. Durant toute mon enfance, elle a essayé en vain de m’apprendre la couture : je trouvais la manipulation du textile frustrante, mouvante, je ne comprenais pas sa fluidité. Dès le moment où j’ai eu du cuir en main, ça a été tout le contraire : j’ai adoré sa sensualité, sa robustesse et sa richesse, sa manipulation qui m’a parue mille fois plus simple que celle du tissu. Le rapport d’adéquation entre cuir et produit final est une évidence pour moi. J’ai toujours aimé visiter les tanneries, les discussions avec les tanneurs, toucher des peaux les yeux fermés, les sentir… Mes premiers achats de luxe à la sortie de l’Afpic ont été un perfecto en veau gras et une paire de boots à talon Jean Paul Gaultier en chèvre velours : je voulais une carapace en cuir pour affronter le monde adulte. J’adore le principe de transformation d’un déchet en matière noble et n’ai jamais été rebutée par le coté organique des tanneries. J’ai encore un million de choses à apprendre sur le cuir et sa filière !

Comment avez-vous débuté dans le secteur ?  

Après un Bac littéraire, j’ai intégré les Beaux-Arts à Toulouse avant d’entrer à l’Afpic Paris (formation professionnelle de styliste modéliste chaussures), où Tony Carel qui présidait le jury de fin d’année m’a repérée et offert mon premier vrai job chez Carel. Au début des années 90, j’ai abordé le monde des créateurs et celui de la haute couture avec Michel Klein à la tête de la maison de couture Guy Laroche. Je m’occupais de tous ses accessoires, notamment en cuir, du dessin à la production, en passant par les collections commerciales, les licences au Japon, l’accessoirisation des défilés… Une période trépidante et polyvalente, immergée dans les savoir-faire de tous les métiers des fournisseurs ! C’était une excellente préparation pour la direction du studio accessoires chez Thierry Mugler, où j’ai structuré mes acquis et mis en place un parc de fournisseurs pour des collections de maroquinerie et souliers conséquentes et complexes. C’était passionnant mais tendu en permanence, je passais mon temps entre l’Italie et la France. J’ai quitté la maison Mugler quand elle a été rachetée par Clarins en 1999. J’ai fait ensuite des missions pour des usines de chaussures et de maroquinerie françaises et italiennes, j’ai créé une collection de sacs pour Rykiel et j’ai occupé pendant cinq ans le poste de designer responsable des accessoires cuir chez Lagerfeld.

Quels souvenirs gardez-vous de vos collaborations avec les marques de prêt-à-porter ?

 J’ai eu la chance de travailler avec l’usine Jourdan qui produisait et commercialisait les chaussures Lagerfeld Gallery. Les techniciens étaient extraordinaires mais l’ambiance sociale se délitait en raison des rachats successifs. Du point de vue créatif, c’était agréable de travailler avec Karl Lagerfeld. Il me donnait en début de saison une pile de croquis de vêtements, en retour je lui proposais une pile de croquis chaussures dans laquelle nous choisissions les thèmes et les modèles de la collection à venir. Paule Ka a été ma première expérience longue en free-lance chaussures. L’objectif était d’utiliser le soulier comme un des facteurs d’une stratégie de changement. Paule Ka souffrait d’un déficit d’image mode alors que le prêt-à-porter féminin, assez formel, se vendait très bien. Ma mission consistait à créer des collections de souliers hyper fortes pour générer une aura créative autour de la marque. Les parutions pleuvaient et je m’amusais comme une folle à dessiner des chaussures excessives, à trouver des solutions pour les réaliser… Heschung et Camper ont ouvert mon horizon sur des typologies de produits que je connaissais mal (Goodyear et norvégien pour l’un, l’injecté et le décontracté abordable pour l’autre). Dans les deux cas, il s’agissait d’entreprises familiales, maîtrisant production et commercialisation, locales et internationales, qui se remettaient en question à chaque génération. Je me suis beaucoup intéressée à la relation particulière que le consommateur final entretient avec la marque. Plus le client final comprend la culture de la marque, ses procédés de fabrication, mieux il adhère et se fidélise à ses valeurs, à condition que les marques restent honnêtes et transparentes. C’est ce que j’appelle le « marketing de la vérité »

Larare et Jour Férié, font le grand écart en matière de style. Pourquoi ces choix ?

Chacune de ces marques représente un pan de ma vie, un aspect de ma personnalité et un reflet de l’époque. Quand j’ai commencé Larare fin 2006, je me sentais plus libre que jamais. Larare parlait de féminité triomphante, de liberté de posture, de provocation, questionnait la notion des genres dans l’excès du talon et des détournements de codes. C’était au moment de l’avènement du porno chic chez Gucci par Tom Ford. Le public avait envie d’être scandalisé, émoustillé par des produits sublimes qui parlaient de sensualité glamour. Les talons vertigineux étaient partout et la mode était à la mode avec une consommation insolente, décomplexée, une mondialisation indifférente des lendemains. J’avais envie de faire des chaussures hyper luxe. J’y ai mis toutes mes connaissances techniques et celles des deux fabricants italiens qui m’accompagnaient dans l’aventure. La question de l’usage de masse et du confort n’était pas le propos. Quand j’ai démarré Jour Ferié en 2014 avec deux associés, je vivais une période plus apaisée et distanciée face à la mode, plus collaborative. Mon rapport à la féminité avait drastiquement évolué, en relation avec le contexte : la question du confort n’était plus un propos indécent avec la banalisation de la sneaker dans tous les milieux. Une réflexion sur la masculinité s’était enfin engagée, le féminisme s’exprimait différemment et l’éthique de la mode était questionnée avec de nouvelles marques bienveillantes, plus transparentes sur leurs procédés et leur sourcing. Je voulais repartir à zéro avec une marque no gender, fraîche et joyeuse, aimable. Jour Ferié mixait le masculin et le féminin aussi bien dans le symbolique que dans la technique, pour faire un soulier confortable mais luxueux, du fait des matières et des finitions, coloré comme une journée d’été. J’avais trop entendu mes amies dire que « Larare, c’était beau comme un fantasme, mais impraticable, trop haut, trop chic… » Et puis je ne pouvais plus porter de talons pour des raisons de santé. J’avais envie que nos chaussures soient portées jusqu’à la corde par des hommes et des femmes de tout âge, parce qu’elles seraient si confortables qu’on ne pourrait plus les lâcher au quotidien.

Vous transmettez votre expertise à l’IFM depuis presque 20 ans. Comment a évolué votre enseignement ?

C’est toujours interrogeant d’être celui ou celle qui est sensé savoir…  J’aime transmettre mais je me questionne toujours sur la pérennité du message, son obsolescence. Les métiers évoluent dans leur pratique avec les changements de mentalités et de marchés, la prise de conscience de l’urgence environnementale. Dans mes premières années d’enseignement sur la chaussure, je transmettais surtout un panorama des process de fabrication et de collection, une réflexion sur l’approche créative. S’y sont rajoutés plus récemment des cours dédiés aux sneakers et aux pratiques environnementales que j’actualise sans cesse. J’évoque de plus en plus l’importance de l’humilité et du respect dans la relation aux fabricants. J’ai trop souvent entendu dans les usines des critiques sur l’arrogance des jeunes designers et des chefs de produits de maisons de luxe, leur manque de compréhension et de considération des contraintes liées à la fabrication… À la demande de l’équipe pédagogique de l’IFM, j’ai mis en place en 2019 un cours sur les méthodologies de gestion de plan de collection que je fais évoluer en permanence. Je veux que les étudiants comprennent les pratiques réelles. Une petite cuirothèque, à laquelle participent des tanneurs français, est associée au cours théorique sur la fabrication du cuir. Cet atelier d’expérience tactile et physique est important. Les étudiants vivent de plus en plus dans un univers digital, où la complexité des savoirs, des gestes techniques leur échappent. Il faudrait associer, à tous les enseignements théoriques, un apprentissage manuel pour comprendre par le vécu l’importance de l’intelligence de la main.

Vous animez aussi des conférences. Quels sont vos thèmes de prédilection ? 

En ce moment ma collaboratrice Aurélie Besombes et moi-même réfléchissons avec l’équipe du salon Première Vision à la conception d’un outil pédagogique pour rendre plus lisible les démarches environnementales des tanneurs et présenter une conférence sur les recherches que nous aurons effectuées en amont. L’incompréhension de la filière cuir, qui a conduit à un bashing médiatique, nécessite de remettre en place une pédagogie de communication transparente. Les sujets tournent surtout autour des questions environnementales et sociales dans l’industrie de la mode liée à la chaussure, la maroquinerie et la tannerie. Nous présentons un panorama d’informations collectées pendant nos enquêtes et des témoignages de professionnels. Comment imaginer des scénarios pratiques face à des éventualités comme la limitation énergétique, la gestion des déchets ou des stocks, la traçabilité ou le fait de ne plus avoir des composants qui arrivent du bout du monde ? Quels sont les modèles entrepreneuriaux qui émergent ces dernières années ? Quel visage a l’entreprise sociale et solidaire dans le secteur du cuir ? Qu’est-ce que l’éco-conception ? Quels sont les outils pour penser l’industrie et la mode demain ? En fait, c’est aussi se poser la question de l’évolution des usages de nos professions face à des ressources limitées et de nouvelles contraintes mais aussi face à de nouveaux savoirs et des technologies, que la majorité d’entre nous maîtrise mal.

LA RSE EST UN ENJEU ESSENTIEL. Quels changements observez-vous chez les professionnels du cuir ?

Depuis 3 ou 4 ans le vent a tourné de façon générale autour des pratiques liées à l’environnement. En 2019, tout s’est accéléré, d’autant que le cuir est rentré dans le collimateur des médias et des militants végans qui l’accablent de tous les méfaits de l’industrie agroalimentaire. Beaucoup d’entreprises ont réalisé qu’il allait falloir, d’une manière ou d’une autre, rendre des comptes : aux médias, aux clients, aux ONG, aux militants de toutes sortes… et à leurs clients. Tous les acteurs de la mode sont dorénavant concernés par les questions d’adaptation aux changements climatiques et l’expriment avec une inquiétude récurrente. J’ai l’impression que toutes les entreprises qui le pouvaient ont embauché des directeurs de RSE, avec pour conséquence un « verdissement » du storytelling et une grande diversité dans les actions effectives. Comment concilier une réduction des GES (gaz à effet de serre), un changement dans les systèmes de sourcing et de prix, un système de travail plus social sans pour autant réduire la voilure en matière de chiffre d’affaires et de réduction des marges ? La décroissance est encore un gros mot dans notre milieu…

Percevez-vous une évolution dans le secteur de la chaussure ?

Ces dernières années il y a eu une vague de créations de marques de chaussures et de sneakers qui s’affirment plus écologiques, recyclables et sans impact mais dont la durée de vie reste encore à prouver. L’initiative de location de chaussures de Bocage témoigne d’un virage important, en termes d’usage comme d’adaptation de l’outil industriel. Les marques très qualitatives et pérennes, comme J.M.Weston, se sont aperçues de leur côté qu’elles faisaient jusqu’à récemment de la prose sans le savoir : leur savoir-faire séculaire, couplé a une conscience environnementale, leur offrait, sans changement majeur, un discours différenciant et plutôt juste, rappelant qu’il vaut mieux une paire qui dure vingt ans plutôt que vingt paires qui durent un an… et que de bonnes chaussures bien faites, une fois réparées, peuvent être remises sur le marché sans déficit d’image, bien au contraire ! Les défis immédiats sont, entre autres, la gestion des chaussures en fin de vie et leur recyclage (24 milliards de paires jetées annuellement dans le monde, ça fait un très gros tas !), l’allongement de la durée d’usage et un ralentissement dans les cycles de collection pour produire moins mais mieux… Il faudra renouveler une pensée créative pour imaginer une désirabilité de long terme, moins futile. Les défis de demain seront définis par la limitation de ressources et d’énergie, par les pertes des savoir-faire manuels, par les limites de la globalisation et la réinvention de l’industrie de la chaussure française, plutôt mal en point aujourd’hui…

Que vous inspire la pandémie mondiale de 2020 ?

Les circonstances ont démontré à quel point nous vivions dans un monde où la mondialisation nous a rendu interdépendants pour nos ressources fondamentales. La chute brutale de la pollution atmosphérique a montré bien mieux que tous les discours militants à quel point les transports de biens et de personnes, les activités industrielles avaient un impact destructeur sur l’environnement. Mais je suis sceptique sur notre capacité à repenser en profondeur l’organisation de nos sociétés et de nos activités économiques, afin de redessiner un monde plus juste et moins impactant pour nos écosystèmes… 

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Rédaction Nadine Guérin

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