Un challenge g(r)atinais

Le montage de la tige sur la semelle se fait par la technique Kneipp avec double couture « petit point » conférant robustesse, souplesse et réparabilité aux chaussures.

Depuis plus de soixante ans, Chaussures de Gatine chausse les professionnels du monde agricole. Mais pas que. Reprise en 2021, l’entreprise se modernise tout en gardant son cœur de métier et son savoir-faire.

Clémence Nerbusson (à gauche) et Sophie Brulé ont repris Chaussures de Gatine en mars 2021.

Histoire de rencontres 

Malgré l’engouement du public pour la tradition, reprendre une marque patrimoniale est une sacrée gageure. Sophie Brulé et Clémence Nerbusson en font chaque jour la difficile expérience. Mais, animées par leur passion pour la chaussure artisanale et leur esprit d’entreprise, elles font mieux que relever le défi. Aujourd’hui, la marque emploie sept personnes, diffuse dans 220 points de vente en France, en Belgique, en Suède et même au Japon, compte quelque 1 000 abonnés sur Instagram et 5 000 followers sur Facebook. Elle a fabriqué 10 800 paires depuis la reprise en mars 2021. Il faut dire qu’avec leurs profils complémentaires et leurs expériences respectives, les deux amies avaient de sérieux atouts pour reprendre une telle affaire. Toutes deux diplômées en sciences de l’information et médiation culturelle mais à une dizaine d’années d’écart, elles ont, l’une comme l’autre, dévié de leur orientation professionnelle initiale par désir d’un travail plus concret. « Après mes études, j’ai ressenti le besoin de travailler de mes mains. J’ai alors passé un CAP de Bottier car le cuir, qui résulte de la valorisation d’un déchet, m’attirait tout comme la chaussure et son aspect avant tout utilitaire », déclare Clémence Nerbusson. En 2012, elle créé donc sa marque Fleur de Souliers à Champdeniers, dans son département natal des Deux-Sèvres, et devient parallèlement enseignante en botterie. De son côté, revenue dans la région, Sophie Brulé fonde la société de conseil Co-Iris en 2014 pour accompagner les entreprises sur les questions humaines et environnementales. Dès leur rencontre, en 2015, elles partagent des valeurs communes, le choix de vivre en milieu rural, une proximité avec le monde agricole et bientôt le désir de travailler ensemble. C’est d’abord au sein de Fleur de Souliers, en 2018, qu’elles réalisent ce vœu, tout en conservant chacune leurs activités propres. Mais la société peine à se développer. À l’été 2020, elles reçoivent un courrier de la Fédération Française de la Chaussure les informant de la liquidation de Chaussures de Gatine et leur proposant de reprendre du personnel. Elles ne tardent pas à contacter le liquidateur judiciaire et font une offre de reprise dès le mois de décembre. « En trois semaines, bien aidées par le cédant, nous avons redémarré l’entreprise en réembauchant trois personnes », se souvient Sophie Brulé.

Le modèle Rungis est le best-seller de Chaussures de Gatine.

Chausseur de la paysannerie  

Quand il fonde son entreprise en 1957 à Parthenay en pleine Gâtine poitevine, Charles Gilbert est loin de lui imaginer pareil destin. Convaincu de l’avenir des chaussures à semelle en caoutchouc, ce fils de fabricant de galoches se lance avec un modèle de brodequin de travail pour chausser travailleurs de la terre et marchands de bestiaux. Pour sa fabrication, il opte pour la technique Kneipp, un montage particulièrement robuste, souple et réparable, avec une première couture assemblant la tige avec la première de montage et une deuxième couture solidarisant la tige, la première et un intercalaire en caoutchouc, le tout collé à une semelle de marche en caoutchouc plus ou moins crantée ou en imitation crêpe. Rapidement, la marque se développe et emploie jusqu’à 25 personnes pour produire 35 000 paires par an dans les années 1970. Pour ses fils Alain et Bernard à qui il lègue l’entité Gilbert et Fils en 1984, la tâche se complique avec la concurrence étrangère de pays à bas coût de main-d’œuvre. Pour toucher un plus large public, ils créent de nouveaux modèles plus urbains. En 1994, l’entreprise déménage dans de nouveaux locaux dans la commune voisine de Pompaire. Mais en 2013, des difficultés financières apparaissent. Soutenue par sa clientèle, la population et les personnalités politiques locales, l’entreprise se sort de ces embûches et parvient à maintenir la totalité des étapes de fabrication au sein de l’atelier. Hélas, sept ans plus tard, lorsqu’il part en retraite, Alain Gilbert se voit contraint de mettre la clé sous la porte et de conclure – pensait-il – l’histoire de Chaussures de Gatine.

Le temps de fabrication par paire est de 70 à 80 minutes.

Entre de bonnes mains

C’était sans compter la détermination et le dynamisme de Clémence Nerbusson et Sophie Brulé. La première connaît bien la chaussure, les techniques de fabrication, les fournisseurs et les matériaux. La seconde sait structurer une entreprise et mettre en place une politique commerciale efficace. Pendant la première année, elles mettent les bouchées doubles pour reconstituer le stock. Face à la hausse des matières premières et de l’énergie, elles augmentent les prix de 30% en trois ans « pour réaligner les prix de vente publics (entre 200 et 300 euros – NDLR) avec les coûts réels de production. Dans un premier temps, nous avons conservé le même fournisseur de cuir. Mais nous avons ensuite diversifié nos sources en Espagne, au Portugal et en Pologne pour éviter une dépendance », expliquent les deux associées à propos de l’article bovin pleine fleur, à tannage minéral, d’épaisseur 2 mm, légèrement gras et peu couvert qu’elles utilisent pour les tiges. Actuellement composée d’une gamme masculine avec seize modèles et d’une gamme féminine – lancée il y a trois ans – avec sept modèles, l’offre va aussi évoluer. « Pendant trois ans, nous comptions principalement trois modèles, et en particulier le modèle Rungis, une Chelsea boot rustique qui existe depuis les débuts et qui est notre best-seller. La bottine lacée Auvergne est le plus ancien modèle et marche bien également. Mais à côté de ces modèles historiques, classiques ou casual, nous allons lancer, en septembre prochain, une gamme Select s’adressant à une clientèle de concept-stores, avec des cuirs et des couleurs différents. Nous allons aussi développer la gamme pour femmes avec plus de modèles et de couleurs. Actuellement, celle-ci génère 12% de nos ventes et nous aimerions la faire passer à 20 ou 30% du chiffre d’affaires d’ici deux à trois ans », expose Sophie Brulé.

Le modèle Auvergne est le plus ancien de la gamme.

Distribution diversifiée

La distribution passe encore pour plus de la moitié des ventes par les détaillants multimarques, dans des villes moyennes de province. Mais 15% du chiffre d’affaires sont réalisés avec les forains, en particulier sur les marchés à bestiaux. « Les agriculteurs représentent 55 à 60% de notre clientèle ; c’est notre cible historique qu’on ne veut pas perdre. Vendre des chaussures en cuir à des éleveurs est comme boucler la boucle et donne tout son sens à notre travail », souligne Clémence Nerbusson, fille d’agriculteurs eux-mêmes chaussés par Chaussures de Gatine. Les cordonniers font aussi partie des revendeurs, ainsi que les selleries et des concept-stores de grandes villes recrutés sur des salons comme MIF Expo, le salon du Made in France. Mais pour répondre à la demande étrangère, une boutique en ligne est à l’étude. Aujourd’hui, c’est ça aussi avoir les pieds sur terre !

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Rédaction François Gaillard

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