Quand le commerce change, les consommateurs aussi : entretien avec Philippe Moati

Ces dernières années, le commerce vit une mutation – une révolution ? – : essor du e-commerce, du m-commerce, influence croissante des réseaux sociaux, émergence de nouvelles attentes chez les consommateurs… Autant de bouleversements qui en redessinent les contours. Philippe Moati, expert du secteur et cofondateur de l’Observatoire de la Société et de la Consommation (ObSoCo), spécialisé dans les études et le conseil en stratégie, décrypte ces évolutions pour en comprendre les impacts sur les pratiques de consommation d’aujourd’hui … et de demain.

Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire de la Société et de la Consommation (ObSoCo).

La consommation est désormais multicanale. Quel est l’impact du e-commerce sur le commerce physique ?

Après deux années de recul, les ventes en ligne de biens de consommation connaissent à nouveau une croissance positive et dépassent aujourd’hui leur niveau de 2019, avant la crise sanitaire. Si les consommateurs ont retrouvé le chemin des magasins et leurs habitudes d’achat, cette dynamique digitale semble loin d’être freinée. Mais si on compare avec la situation à l’international, le e-commerce est beaucoup plus développé au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Chine. Alors, même si nous n’adopterons pas nécessairement leur modèle, ces pays montrent que ce canal de vente continue d’évoluer. Même les retailers français, qui avaient du retard sur ce créneau, sont désormais omnicanaux avec des propositions de valeurs qui se sont améliorées au fil du temps, comme les délais de livraison. On assiste également à l’émergence de nouvelles pratiques comme l’achat via mobile, aujourd’hui monnaie courante.

Quelles sont les tendances du commerce digital ?

Le e-commerce agit comme un facteur aggravant de la crise actuelle du commerce physique. À cela s’ajoute une panne de désir pour les biens : les besoins sont couverts, l’habillement en est le meilleur exemple. Nos dressings débordent de vêtements, alors à quoi bon consacrer un budget à l’achat de ce type d’articles. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) rapporte que la consommation de biens stagne, au niveau de 2010. Ce détachement de la consommation de biens matériels se fait au profit de services qui génèrent de l’expérience (sorties, restaurants, escapades originales, activités à partager sur les réseaux sociaux…). Les consommateurs ne recherchent plus simplement un produit, mais une expérience d’achat. Le commerce devient de plus en plus inspirationnel, avec l’influence des publications sur les réseaux sociaux qui incitent à l’achat en un clic. Cette nouvelle approche représente un important levier de développement du e-commerce. Même si tous les outils ne séduisent pas : par exemple le « live commerce », sorte de télé-achat numérique, fonctionne bien en Chine mais peine à s’installer en France.

Le serviciel et l’expérientiel représentent des avantages distinctifs pour les commerçants - Photo © Ici Au Loin - Jules Hidrot pour AFCuir.

Alors qu’est-ce qui motive les consommateurs à se rendre en magasin physique ?

Les acteurs du commerce doivent effectivement leur donner de plus en plus de raisons de venir en boutique, pas seulement pour y chercher un produit. Comment le moment vécu en magasin justifie-t-il un déplacement ? Les commerçants doivent valoriser les avantages distinctifs qui leur sont propres : soit l’expérientiel et le serviciel. Le service, avec notamment du personnel de vente bien formé, et l’expérience en magasin sont des leviers majeurs que le commerce physique doit valoriser pour se différencier du e-commerce : bien comprendre les besoins de chaque client, expliquer comment utiliser tel produit… Les consommateurs recherchent des expériences personnalisées, qui leur offrent un moment agréable de découverte, d’expérimentation, de plongée dans un univers. Et puis il y a le contact humain, le lien social, que l’on a pas – encore – lors des achats en ligne. Le cas des libraires indépendants, qui résistent face à la concurrence d’Amazon, est révélateur : par leur connaissance des ouvrages, la personnalisation des recherches pour leur clientèle… Ou encore Ikea qui développe de plus en plus de services autour de la vente de ses produits (conseils, assistance, suggestions de décoration d’intérieur…). Et même quand le client a quitté la boutique, il faut continuer à maintenir une relation avec lui.

Comment interprétez-vous la progression des achats de seconde main ?

La seconde main, particulièrement dans le secteur de la mode, gagne en popularité et s’inscrit dans une hybridation des achats : pièces neuves/de seconde main. Les plateformes comme Vinted ou Le Bon Coin dominent ce marché qui échappe aux enseignes traditionnelles pour lesquelles il est difficile de trouver un modèle économique viable. La seconde main reste une économie de plateformes d’intermédiation, concentrée autour d’un nombre restreint d’acteurs phares, difficile à imiter pour les commerçants. La deuxième vague de notre Observatoire de la Consommation Responsable, menée avec Citeo, éclaire ce désengagement de la consommation de vêtements et de chaussures neufs avec près de 50% des consommateurs interrogés qui affirment avoir réduit, voire supprimé, les achats par rapport à il y a deux ou trois ans, quand ils ne sont que 3% à les avoir accrus. À l’inverse, les achats de vêtements et, dans une moindre mesure, de chaussures d’occasion ont le vent en poupe, bénéficiant du recul du marché du neuf. Pour beaucoup de consommateurs, la seconde main est finalement une autre manière d’hyperconsommer … en bonne conscience.

Justement les préoccupations environnementales influencent-elles les comportements d’achat ?

Si les préoccupations environnementales sont de plus en plus présentes dans les intentions d’achats, au final le pouvoir d’achat prime. La notion de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), c’est la cerise sur le gâteau. En période de contraintes budgétaires, la conscience écologique passe au second plan. De manière générale, la sensibilité responsable des consommateurs s’est sérieusement émoussée ces dernières années et ce, malgré la prise de conscience de la gravité de la crise environnementale : nous savons qu’il faut faire différemment mais face à un pouvoir d’achat contraint, le prix prend le pas sur l’éthique. Si l’inflation a été jugulée, pour autant le contexte macro-économique et budgétaire en France ne laisse rien espérer sur la question du pouvoir d’achat. On peut donc considérer que les consommateurs vont rester vigilants quant à la question du prix. Mais si, demain, des catastrophes naturelles rappellent qu’on est entré dans une crise écologique, cela pourrait réveiller cette fibre chez les consommateurs. On estime que les convaincus qui traduisent cela en acte de consommation responsable représentent environ 15% de la population.

Quels leviers activer pour inciter les consommateurs à (re)venir en magasin ? - Photo © Ici Au Loin - Jules Hidrot pour AFCuir.

L’économie circulaire et le recyclage sont-ils voués à se développer ou à rester une niche ?

Ces tendances responsables se développeront, notamment sous l’impulsion de la réglementation (loi AGEC, consigne des emballages, etc.). L’économie circulaire gagne du terrain et, face aux enjeux environnementaux, les consommateurs commencent à adopter des pratiques plus responsables. On le constate avec la mise en place du Bonus Réparation, sous la houlette de l’éco-organisme Refashion. Cette évolution nécessite une transformation des modèles économiques traditionnels et la mise en place de nouveaux business modèles : demain, la croissance sera davantage axée sur la valeur que sur le volume, avec une prise en compte des attentes spécifiques des consommateurs.

Quelles tendances majeures se détachent dans l’évolution des comportements d’achat ces dernières années ?

Avec un pouvoir d’achat contraint, la notion de prix reste primordiale. Avec la crise et l’apparition sur le marché de nouveaux acteurs très compétitifs sur ce terrain, comme les discounters Action ou Noz, consommer et se faire plaisir malgré un pouvoir d’achat limité, avec parfois le côté chasse aux trésors dans ce genre d’enseignes, s’inscrit dans une tendance forte. La seconde main ainsi que les achats d’ultra fast fashion sont les deux autres tendances phares des dernières années … qui nous éloignent d’une consommation responsable.

Quelles sont les évolutions phares à prévoir dans les habitudes de consommation ces prochaines années ?

Aujourd’hui le taux d’épargne des Français reste élevé : c’est un véritable challenge pour les acteurs du commerce de les séduire et d’inciter à la consommation. À une époque, on parlait de « fun shopping », une expression qui n’est aujourd’hui plus utilisée. D’où l’importance de l’expérientiel en point de vente. Ou comment placer le consommateur en condition d’acheter en faisant intervenir la notion de plaisir ? Par ailleurs, outre ces propositions d’expériences agréables, les magasins devront s’adapter, notamment quant aux emplacements. Si les consommateurs se rendent moins dans les commerces, c’est donc à ces derniers de s’implanter là où les chalands passent. On le constate ces dernières années avec le développement des commerces dans les gares dont l’approche a été totalement revue avec des chantiers d’importance.

Comment les marques peuvent-elles répondre aux attentes des différentes générations ?

Les jeunes générations, pour lesquelles c’est naturel d’acheter en ligne, déclarent rechercher des achats rapides, éthiques et transparents, tandis que les générations plus âgées ont des attentes différentes. Les marques se doivent de segmenter leur offre pour répondre aux besoins spécifiques de chaque catégorie de consommateurs. C’est la notion de commerce de précision : quand la consommation est déjà saturée, (re)donner envie de consommer alors que le besoin est déjà comblé implique de pouvoir répondre avec précision à des attentes particulières. Le groupe textile Inditex, avec ses différentes enseignes (Zara, Pull&Bear, Oysho…) à l’offre fragmentée en fonction de la cible visée, maîtrise très bien cette approche.

Comment les nouvelles technologies influencent-elles les achats des consommateurs ?

Des technologies comme l’intelligence artificielle (IA) ou la réalité augmentée (RA) commencent à émerger dans le commerce, mais elles n’ont pas encore un impact majeur sur les comportements d’achats. Elles offrent en revanche une meilleure connaissance du consommateur et de ses comportements d’achat. Si on perçoit bien les avancées technologiques de l’IA sur le back-office (facteur d’optimisation, gain de productivité et de réactivité), l’incertitude demeure quant à la manière dont, nous, consommateurs pourront nous en servir demain ? Des assistants personnels feront-ils nos achats à notre place, nous suggéreront-ils des produits qui correspondent à ce que nous sommes, à nos envies ?

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Rédaction Laëtitia Blin

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