Le Leatherstone, biomatériau de hors-studio

tableau acoustique ornemental Leatherstone sculpteur Guillaume Mouche
Le tableau acoustique ornemental a été entièrement réalisé par un artisan d’art sculpteur, Guillaume Mouche. Il est moulé, embossé, poli à la main dans un dégradé de couleurs en Leatherstone - Photo © Matthieu Barani.

Rebecca Fezard et Élodie Michaud sont des exploratrices en design. Leur objet de recherche ? Les déchets transformés en éco-matériaux. Depuis leurs débuts en 2016, elles multiplient les projets innovants, respectueux de l’environnement. Le Leatherstone, inventé à partir de rebuts de cuir, est malléable comme sa matière d’origine. Il est aussi plein de promesses. Il répond d’ores et déjà à divers usages.
La rencontre entre Rebecca Fezard et Élodie Michaud a lieu en 2015 au sein de l’Atelier d’Offard. La première a étudié les Beaux-Arts à Lyon, la seconde est diplômée de l’Ensaama Olivier de Serres. Le cycle de vie de la matière passionne le tandem, qui veut agir en faveur des « ressources déchets ». L’invitation des Galeries Lafayette à concevoir en 2017 une vitrine à partir de rebuts de plastique sera l’élément déclencheur. Le projet les séduit tellement qu’elles créent ensemble Precious Kitchen, une plateforme de design matière pour la valorisation des déchets. « Nous nous sommes formées seules mais nous voulons mobiliser le plus grand nombre autour des problématiques liées à l’économie circulaire car il y a urgence », affirment d’une seule voix ces deux trentenaires engagées. Pour Precious Kitchen, le duo entreprend de cartographier les gisements de chutes de produits et crée ses premières « recettes » pour les transformer. La naissance du studio de création tourangeau, doté de sa « chutothèque », marque une nouvelle avancée. Le Grand Prix de la Création de la Ville de Paris 2020, dans la catégorie Design confirmé, récompense une démarche pluridisciplinaire innovante, construite autour de la revalorisation des chutes de production industrielles et artisanales. Hors-studio recycle l’acétate de cellulose, les coquilles, le cuir en scénographies et produits « manifestes ». Ses fondatrices n’ont pas fini d’ennoblir nos chutes et autres rebuts… Échange avec des « expertes du déchet », bien décidées à changer l’avenir.

Rebecca Fezard Elodie Michaud fondatrices hors studio design matières déchets
Rebecca Fezard et Elodie Michaud sont à l’origine de hors-studio, spécialisé en design matières et déchets - Photo © Matthieu Barani.

Comment est née votre envie d’utiliser et de revaloriser les déchets du cuir ?

Nous sommes spécialisées dans la création de nouveaux biomatériaux à partir de diverses chutes de production. C’est au détour de nos visites d’entreprises locales que nous avons pu identifier le cuir comme un matériau pertinent car récurrent et conséquent comme gisement. Il l’est d’autant plus qu’il est très peu valorisé. Les chutes rejetées par l’industrie du cuir sont estimées à 800 000 tonnes par an. Elles finissent majoritairement à l’enfouissement et à l’incinération. Son recyclage reste anecdotique. Nos premières expérimentations ont débuté dans le cadre d’un concours de design matière MADE.

Qu’est-ce qui, selon vous, distingue le cuir des autres matériaux dont vous transformez les déchets ?

Les cuirs proviennent majoritairement d’entreprises de maroquinerie mais également de façonnage de chaussures et de sellerie. Ce sont surtout des chutes de découpes. Le cuir, sous forme de rebuts, offre de multiples possibilités. En fonction du savoir-faire de l’entreprise, nous ne recevons pas le cuir dans les mêmes états et c’est sa pluralité d’utilisation (maroquinerie, chaussure, sellerie…) qui le rend singulier. Il offre également une richesse dans sa gamme colorée en fonction des gisements que nous récupérons. Le Leatherstone peut être dégradé, marbré ; tous les mélanges de couleurs sont possibles, sans utiliser le moindre pigment.

Comment se fabrique le Leatherstone ?

Le cuir est broyé, mélangé à une charge minérale et à une colle naturelle biodégradable. Cette formulation a été mise au point en détournant des recettes ancestrales utilisées par différents corps de métiers de l’artisanat d’art, notamment les staffeurs-ornemanistes. On obtient une pâte, dont la couleur varie en fonction du cuir. Le matériau se travaille à froid, en pâte exactement. Il peut se modeler, se gainer, s’imprimer en 3D. Il possède des qualités thermiques et phoniques, résiste à l’eau comme au feu. Ce qui est très rare pour un matériau composite n’utilisant pas de pétrochimie ni de résine. Il est aussi très peu énergivore car il ne nécessite pas de cuisson. En séchant à l’air libre, il devient aussi dur que la pierre.

C’est ce que démontre justement le Leatherstone, dont vous avez fait un matériau de construction inédit au Cloître de la Psalette à Tours.

Oui, nous avons présenté notre projet « Première Mue », au printemps dernier, dans le cadre du programme de soutien à la création artistique du ministère de la Culture, Mondes Nouveaux. Pour le réaliser, nous avons fait équipe avec bold-design, spécialisé dans les techniques de fabrication. Nous avions déjà fait appel au studio pour imprimer en 3D des déchets de coquilles de moules et d’huîtres. Le résultat obtenu était une colonne ornementale de plus de deux mètres de haut ! À Tours, il s’agissait de réaliser en 3D une micro architecture qui rende hommage aux bâtisseurs de cathédrales. Nous avons revisité le répertoire ornemental du cloître, comme la rosace qui a inspiré les assises en arc de cercle. Les éléments posés le long des coursives se mêlaient aux pierres et bas reliefs comme des « néo vestiges »… L’outil paramétrique a permis de générer les formes. L’installation au sein de cet espace de contemplation n’a été possible qu’avec des bras robotisés industriels, utilisés normalement pour l’extrusion du béton. C’est un projet qui a mobilisé ingénieur matériaux, architecte, designer paramétrique, artisans compagnons… Nous continuons d’ailleurs de collaborer avec des ingénieurs matériaux et chimistes afin d’optimiser la résistance aux UV pour des applications en mobilier outdoor. Plus largement, la promesse de cette proposition est de pouvoir imprimer à grande échelle n’importe quelle ressource locale et de réduire ainsi le volume de rebuts.

« Première Mue » a-t-elle eu une suite ?

Une partie de l’œuvre a été présentée au centre d’art Mille-Formes à Clermont-Ferrand, en septembre dernier. Nous avons créé une scénographie et un espace de jeu pour les enfants jusqu’à 24 mois. Cet espace présente la chute de cuir dans tous ses états, de l’emporte-pièce jusqu’au Leatherstone. Elle invite les enfants à interagir avec cette matière. Pour cette exposition, nous avons travaillé différents états de surfaces et de finitions des pièces composant l’œuvre « Première Mue ».

Leatherstone série Tuf chutes cuir pièces sculpturales upcyclées
La collection Tuf interroge nos ressources. Les pièces sculpturales sont réalisées en Leatherstone à partir de chutes de cuir sur une structure existante upcyclée - Photo © Florent Tanet.

Un autre projet, le panneau sculpté par Guillaume Mouche, met en évidence les propriétés phoniques du cuir. De quoi s’agit-il ?

Les biomatériaux restent encore trop peu utilisés dans les champs du design et de l’architecture intérieure. Pour hors-studio, il est primordial de prouver que ces matériaux, pouvant paraître expérimentaux, ont toute leur place dans une industrie encore beaucoup trop polluante. Dès que nous développons une nouvelle formulation, nous nous attachons à dégager ses propriétés intrinsèques pour en définir un usage. Avec le sculpteur ornemaniste Guillaume Mouche, nous avons souhaité mettre en avant les qualités phoniques et également esthétiques. L’apport de son savoir-faire nous a permis d’aller encore plus loin sur ses finitions, en appliquant au Leatherstone les techniques de sculpture traditionnelle du bois et de la pierre, nous rapprochant presque d’un marbre poli. Le diffuseur acoustique sculpté est un prototype. Nous avons pour objectif de le développer et nous travaillons en étroite collaboration avec des acousticiens.

La série Tuf vous a permis d’introduire le Leatherstone dans le mobilier. Pouvez-vous préciser ?

Nous avons commencé en effet par maroufler le Leatherstone sur du petit mobilier récupéré en recycleries. Le nom de la série Tuf fait référence à la pierre des carrières de tuffeau de notre région natale, le Val de Loire. C’est une collection de pièces uniques sculpturales, qui imitent la pierre, avec des finitions brutes et polies à la cire naturelle.

Quelle est la prochaine actualité de hors-studio ?

Le projet sur lequel nous travaillons s’appuie sur les qualités thermiques du Leatherstone. Cette fois en collaboration avec la céramiste Camille Chaleil dans le cadre de notre bourse de recherche Agora du Design. Cette recherche spécifique mêle design, low-tech et artisanat d’art. Elle sera présentée à l’exposition de la restitution de la bourse au printemps 2024. Nous venons aussi d’ouvrir notre manufacture de biomatériaux à Neuvy-le-Roi. Nous y proposons des pièces standard en Leatherstone, terrazzo de déchets et en biomatériaux de coquilles, à destination du retail, du merchandising, de l’aménagement intérieur. La manufacture va nous permettre de développer le sur-mesure, les projets spécifiques, la conception de nouvelles matières.

Plus globalement, pourquoi le Leatherstone est-il un biomatériau aussi porteur ?

Le Leatherstone et les autres matières que nous développons apportent au marché du design des solutions responsables et certifiées sans pétrochimie. Notre démarche est radicale, loin du greenwashing des matériaux, soit-disant écologiques, mis sur le marché. Nous offrons des solutions désirables au secteur du design et de l’architecture, en transformant les ressources du XXIème siècle : les déchets. En pensant à la fin de vie des objets dès la conception de la matière, nos matériaux répondent aux attentes du marché et des consommateurs. C’est le secteur dans son ensemble qui doit maintenant faire un effort et faire bouger les lignes, pour que ces matériaux entrent dans une nouvelle classification. Les certifications imposées sont devenues obsolètes à l’heure de la crise écologique. Elles ne doivent plus être un obstacle pour que les architectes et les prescripteurs utilisent ces nouvelles matières vertueuses.

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Rédaction Nadine Guérin

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