« La reliure pour nous, industriels, c'est une ouverture au monde de la culture »

Devenue un marché marginal pour les tanneurs et mégissiers, la reliure n’en demeure pas moins un terrain d’expérimentation du travail du cuir pour Jérôme Verdier, dirigeant de la mégisserie Alran, perpétuant un patrimoine culturel plus que centenaire, celui du tannage des peaux de chèvre et de veau, principalement au service des grands noms de la mode. « Élément connexe » de son marché principal, la reliure fait figure de précieuse « danseuse » à préserver.

En 2008, avec votre partenaire, vous êtes devenu propriétaire d’Alran, fondée par la famille Alran en 1903, puis, il y a quatre ans, vous repreniez Arnal, fondée par la famille Arnal en 1880. C’est Alran, spécialiste de la peau de chèvre, qui est plébiscitée pour la reliure…

Alran est spécialiste des métiers de la production chevrière, héritière de la tradition de la peau de chèvre Madras de Pondichéry, ce qu’on appelle la French Goat, une peau de chèvre au tannage végétal travaillée à la main avec des taloches pour remonter le grain et offrir une finition particulière. C’est le chagrinage de la peau.

La French Goat : Alran est spécialiste des métiers de la production chevrière, héritière de la tradition de la peau de chèvre Madras de Pondichéry.

Comment cette peau est-elle devenue prisée pour la reliure ?

En France, son essor remonte aux importants besoins industriels sous Louis XIV et au besoin de la conservation des registres. Il se trouve que le comptoir de Pondichéry a offert énormément de peaux de chèvre que la Compagnie des Indes a ramenées en France. Les peaux étaient déjà tannées au myrobolan, un arbre qui génère un tanin très intéressant car il n’est pas dans l’écorce, mais dans la graine qui tombe de l’arbre, chaque année. Nul besoin de le couper. La poudre fabriquée avec ces graines est facile à réaliser. Le comptoir de Pondichéry et le port de Pondichéry ont permis de développer ce commerce du cuir transporté par les navires de la Compagnie des Indes jusqu’en France. Les Français ont ensuite développé une technique pour travailler le grain de cette peau de chèvre appelée la Madras. Aujourd’hui, nombre d’articles de maroquinerie français iconiques utilisent la Madras pour les doublures. La génétique de la bête, le tannage végétal et l’opération mécanique des artisans français en ont fait une peau exceptionnelle. Cela dit, chez Arnal, nous avons un projet de développement pour de la peau de veau d’origine pyrénéenne, au tannage végétal, destinée à la restauration pour les incunables, c’est-à-dire des ouvrages publiés en Europe avant l’invention de l’imprimerie, souvent conservés par les bibliothèques nationales des grandes capitales européennes.

Pour quelle raison la reliure nécessite-t-elle une peau avec un tannage végétal ?

Le tannage végétal permet un cuir matériau à mémoire de forme qui fonctionne bien et tient dans le temps. Nervures, coutures et lettres seront bien posées, contrairement à un cuir tanné au chrome plus souple qui ne titre pas bien.

La mégisserie Alran met son savoir-faire au service des grands marchés de la chaussure et du sac mais également des métiers d’art comme la reliure.

Quelle est la principale spécificité du travail de la peau destinée à la reliure ?

La sélection et le travail doivent être de très haute qualité, parce que le livre nécessite obligatoirement une grande levée centrale dans la peau ; en général, avec une peau par ouvrage. Ce n’est pas comme fabriquer un porte-monnaie avec douze petites pièces où l’on peut contourner les défauts. Travailler des petits lots en teinture nécessite une énergie de mise en œuvre beaucoup plus complexe que des lots importants pour une ligne de chaussures qui a besoin de 1 000 m² d’une seule couleur contre 50 couleurs pour trois peaux. Ce n’est pas le même métier. C’est notre difficulté.  

Quel lien pourriez-vous faire entre la peau de chèvre madras utilisée pour la reliure et la filière du cuir en général ?

La capacité des artisans français à maintenir les savoir-faire traditionnels de la reliure dans les années 1980-90 a permis, finalement, de sauver, depuis le début des années 2000, la French Goat, cette spécificité des chevriers français et, ce grâce à l’essor du marché mondial de la maroquinerie. Inversement, la capacité aujourd’hui de la maroquinerie à soutenir le secteur du cuir permet aux quelques opérateurs en reliure subsistants de recréer, à toute petite échelle, après recherche et développement, des peaux de chèvre à des fins de restauration d’ouvrages anciens.

Ces livres sur tranche sont issus de bibliothèques londonienne et parisienne.

Existe-t-il des passerelles entre votre savoir-faire du cuir pour la reliure et les autres marchés sur lesquels vous œuvrez aujourd’hui ?

Absolument. Par exemple, le développement de la chaussure peut bénéficier à la reliure. La reliure moderne et la reliure d’art aujourd’hui héritent d’une proposition commerciale que nous avons complètement redéfinie. Parce que nous réalisons des apprêts fous pour les maroquiniers, nous sommes capables de propositions un peu magiques pour la reliure. C’est un beau terrain de jeu sur un petit format unique. Aux côtés des relieurs prisant des cuirs de tradition notamment du XVIIIe et XIXe siècles, des passionnés aventureux osent des propositions artistiquement un peu novatrices, revisitées, modernisées, qui bousculent un peu les habitudes transmises par les écoles de reliure. Par exemple, la dernière édition de la Biennale Mondiale de la Reliure d’art de Saint-Rémy-lès-Chevreuse en septembre 2024, a présenté des reliures hallucinantes par leur diversité et leur recherche de cuirs un peu particuliers par les aspects et couleurs.

La reliure contemporaine réinvente l'art du livre. Une des 278 reliures issues de 24 pays présentées lors de la dernière Biennale Mondiale de la Reliure d’art. Le concours international de Reliure d’Art avait choisi le thème de Vol de nuit d'Antoine de Saint-Exupéry.

Qu’en est-il du marché de la reliure aujourd’hui ?

La reliure a été souvent réalisée par des ateliers industriels ou semi industriels presque tous disparus. La reliure d’art se maintient avec des petits artisans très dispersés, dans un marché très éclaté. Le marché est marginal car il repose sur des petites quantités par projet. Une mégisserie ou une tannerie peut difficilement se spécialiser sur les deux secteurs phares : la reliure de loisirs et la reliure d’art. Des détournements d’usage du cuir permettent des rendus très innovants. Par exemple, des cuirs de maroquinerie forcément hydrophobes, et donc non destinés à la reliure, sur lesquelles je développe des techniques pour obtenir des couleurs vives. Cette reliure de loisir, pratiquée par des retraités qui vont relier les ouvrages qui les ont nourris intérieurement tout au long de leur vie et les offrir à leurs petits-enfants, amène un petit vent de modernité. Ensuite, vous avez la restauration d’ouvrages anciens dont le cahier des charges complexe est lié à la conservation dans le temps très long. Le cuir doit être particulièrement étudié et neutralisé pour éviter toute réaction chimique nocive à la conservation de l’œuvre.

Qu’est-ce qui vous anime dans ce travail de la peau destiné à la reliure, car elle représente une part minime de votre chiffre d’affaires ?

Disons qu’il y a un dirigeant passionné par le livre et qui considère que mettre à disposition une partie de ses efforts à ce marché-là est presque une obligation morale. La reliure est sa danseuse ! Pourquoi cette activité ? Tout simplement parce que j’avais un grand-père libraire.

Vous avez le goût de la reliure…

La reliure pour nous, industriels, c’est une ouverture au monde de la culture. C’est un peu différent de ce que nous réalisons par ailleurs pour nos grands marchés de la chaussure et du sac. C’est une clientèle engagée et diversifiée, et je me lève aisément très tôt pour ces esthètes et ces artisans passionnés.

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Rédaction Stéphanie Bui

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