Comment la maroquinerie française réinvente son rapport à l’emploi et à la formation

La maroquinerie génère 86% des emplois de la filière cuir tricolore, selon l’Observatoire Économique de l’Alliance France Cuir, pour un chiffre d’affaires de 5,9 milliards d’euros en 2024. Une hausse de 4% sur un an, mais surtout de 55% par rapport aux niveaux pré-Covid. Pour répondre à cette demande croissante, et assurer la transmission de ses savoir-faire, le secteur a dû transformer la façon de communiquer sur ses métiers.
En six ans, le nombre de structures officiant dans la maroquinerie a chuté de 442 à 387. Mais l’emploi s’est, lui, renforcé. Les effectifs moyens annuels de la filière ont ainsi progressé de 33% entre 2019 et 2025. La résilience du secteur du luxe a permis à la maroquinerie d’atteindre les 32 011 collaborateurs en 2024. Un chiffre qui se partage d’un côté entre 8 495 cadres et ETAM (employés, techniciens et agents de maîtrise), et de l’autre 23 516 ouvriers. Cette progression de l’emploi ne devrait rien au hasard. « Le cuir est un secteur très mobilisé dans le recrutement et la transmission des savoirs. Et c’est particulièrement vrai depuis 2019 », explique Agnès Etame Yescot, coordinatrice de Savoir pour faire. Dédié à la mise en relation entre marques et ateliers, ce réseau a mené plusieurs campagnes pour faire découvrir les métiers de la filière mode et luxe.

La campagne “Savoir pour faire” vise à susciter des vocations dans la filière mode et luxe française.

Changement de paradigme

« Longtemps, on a laissé à l’Éducation nationale, via les Bac Pro, CAP, BPE et BTS, le soin de former les jeunes et les gens en reconversion », explique la responsable. « Mais la filière se rendait compte de l’écart entre la théorie et la pratique. Les formations ne répondaient pas aux besoins des ateliers. Et la filière Cuir a eu le même problème que la mode et le luxe : elle allait perdre des savoir-faire faute de pouvoir les transmettre, leurs détenteurs arrivant à la retraite : le secteur avait 7-8 ans de retard sur sa pyramide d’âge. »
Une première campagne de promotion, initiée en 2019, a permis aux entreprises du cuir d’en prendre conscience et « notamment dans le luxe où l’on ne montrait pas ces métiers, et où l’on n’en parlait même pas », se souvient Agnès Etame Yescot pour qui il a fallu lutter contre l’invisibilisation des piqueurs, selliers, coupeurs et refendeurs de peaux. Face à l’insistance de certains façonniers, les marques auraient commencé à accepter d’ouvrir les portes de leurs ateliers aux visiteurs. « Cela a permis de montrer que le secteur n’est pas composé que de stylistes. » Ce changement de paradigme, l’École Hermès des savoir-faire, lancée en 2021, en est devenu l’incarnation. Chacun adossé à 3 des 24 maroquineries produisant pour la maison, via 9 pôles régionaux, ces établissements misent sur une formation gratuite et rémunérée. Et si le métier de sellier reste le plus en vue, ceux de coupeurs et piqueurs sont également mis en avant, pour rester alignés sur les besoins des ateliers.

L’École Hermès des savoir-faire, atelier de formation de la maroquinerie de l’Allan, Pôle Franche-Comté.

Formations inadaptées

La maroquinerie est le premier porte-étendard des métiers d’art, selon un rapport publié en mai par l’Opco2i. L’opérateur de compétences estime que le secteur génère de 23 à 35% des emplois dans les métiers d’art, devant la chaussure (de 9 à 16%), l’habillement (de 4 à 6%) et le textile (de 2 à 3%). Autant de métiers dans lesquels 47% des entreprises déplorent l’insuffisance de la formation en continue, auxquels s’ajoutent 44% pointant des formations initiales inadaptées. « Pour trouver de bons profils, c’est mieux qu’avant », note cependant Pierre Cavalier, dirigeant de l’atelier limousin de maroquinerie Daguet, qui emploie une quinzaine de personnes. Le responsable estime que la création d’un site internet a été un premier pas pour se faire connaître des candidats. « D’autre part, je pense qu’après une phase de recrutement chez les grands sous-traitants et grands groupes, il y a eu un ralentissement qui nous a permis de bénéficier de bons profils. » Installée entre Limoges et Angoulême, Daguet a, comme toutes les petites structures, un surcroît de défis à relever pour attirer les bons candidats. « On ne peut pas se vendre sur un comité d’entreprise, un treizième mois ou les salaires », explique son dirigeant. « Donc il faut une autre approche, un projet à offrir. Il faut vraiment proposer d’être plus souple dans les horaires, les vacances, être plus attractif en termes de conditions hors salaire. »

Salle de montage de l’atelier Maison Daguet.

Trouver les bons mots

« Nous devons lutter contre l’image laissée par des générations qui ont subi la dépréciation des métiers de la main, et qui ont vu des familles détruites par les délocalisations massives du textile-habillement, première industrie de France il y a encore un siècle », rappelle Agnès Etame Yescot, soulignant qu’il s’agit d’identifier maintenant les bons mots pour attirer les nouvelles générations. Mais aussi pour les retenir : dans la maroquinerie, la fidélisation est une préoccupation pour 46% des entreprises interrogées par l’Opco2i. « Les jeunes ne se sentent pas touchés par le rayonnement du made in France et de la maroquinerie française », prévient la spécialiste, indiquant que mettre l’emphase sur la fierté de produire des sacs à 15 000 euros peut par ailleurs être contre-productif. « En revanche, ils sont sensibles aux métiers qui ont du sens », souligne Agnès Etame-Yescot. « Et le cuir, comme le textile, porte un héritage, un savoir-faire à transmettre de mains en mains, qui crée un lien entre les générations. » Mais cette attractivité ne touche pas que les nouveaux actifs. Quelque 90% des étudiants de l’École Hermès des savoir-faire seraient en reconversion professionnelle. La fierté de réaliser un article du début à la fin, et la production d’un bel objet de grande qualité, seraient les principaux moteurs des candidatures. Ces établissements, qui profitent de l’aura de la maison Hermès quand il s’agit de trouver leurs 150 apprenants par promotion, ont formé 1 600 personnes depuis leur ouverture. Chez ces candidats en reconversion, les professionnels interrogés ont identifié un risque :  celui d’une vision faussée, romantisée, d’un métier tutoyant l’art. « Or cela reste des métiers difficiles, rigoureux et techniques », rappelle Pierre Cavalier. « Cela explique pourquoi il y a autant de passionnés dans notre filière cuir, et pourquoi beaucoup de reconversions créent des déceptions. »

Besoins différenciés entre grandes et petites structures

Les données de l’Observatoire Économique de l’Alliance France Cuir rappellent que les petites structures sont légion dans la maroquinerie. Un secteur dont les plus gros fiefs restent l’Île-de-France, l’Auvergne-Rhône-Alpes et la Nouvelle-Aquitaine, et où 239 des 387 entreprises dénombrées l’an passé comptent moins de dix salariés. Les 47 structures comptant 201 salariés et plus génèrent à elles-seules 5,3 des 5,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires du secteur, et 80% des emplois ouvriers. Deux mondes distincts, donc, qui peuvent causer une incompatibilité de métiers entre petites et grandes structures. « À la différence d’un environnement artisanal où le professionnel va souvent être responsable de l’intégralité du processus (de la conception à l’entretien ou la réparation), un professionnel des métiers d’art salarié dans l’interindustrie va régulièrement intervenir sur un périmètre précis dans le processus », résume l’Opco2i. « 30% des répondants ayant des maroquiniers (malletier, layetier, gainier, gaufreur sur cuir, pareur, passementier, préparateur monteur) dans leur effectif exercerait uniquement en phase de production. »
Un sujet qui préoccupe Pierre Cavalier. « Nous voyons arriver des profils passés par de grands groupes n’ayant fait qu’un seul type de piqûre pendant 10 ou 15 ans. Ils peuvent avoir du mal à s’adapter à une activité comme la nôtre, où la diversité des produits fait qu’il faut savoir être très polyvalent, comprendre l’amont comme l’aval. Il faut des gens qui pourront passer au besoin du ponçage, à la teinture ou à la coupe. Nous avons donc besoin de personnes expérimentées. Or, cela prend du temps pour le devenir, et il reste donc difficile pour une petite structure d’attirer quelqu’un déjà bien installé dans un grand groupe. » « Les grands groupes n’ont pas besoin des petites structures même si la filière, elle, en a besoin », résume Agnès Etame Yescot. La spécialiste souligne par ailleurs que, derrière l’enjeu de la transmission des savoir-faire, se joue celui de la transmission des entreprises elles-mêmes. « Nombreux sont les professionnels à chercher à qui ils pourront, le moment venu, transmettre leur atelier », rapporte la responsable pour laquelle la perpétuation des savoir-faire se joue aussi dans cette quête de futurs dirigeants pour la filière.

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Rédaction Louis Endau

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