Plongée au cœur de la restauration des cuirs archéologiques

Largement utilisé par l’Homme depuis des millénaires pour ses vêtements, chaussures, mobilier et autres objets utilitaires ou décoratifs, le cuir est néanmoins proportionnellement peu présent dans les musées. Pourquoi ? La fragilité de ce matériau organique nécessite des conditions très strictes de conservation qui l’empêchent souvent d’arriver jusqu’à nous. Les cuirs anciens, dits archéologiques, recèlent pourtant une richesse historique et anthropologique insoupçonnée. Ainsi, lorsqu’ils sont mis au jour lors de fouilles, ces objets en cuir pluriséculaires demandent des soins spécifiques pour être conservés, étudiés…et parfois reconstitués avant d’être exposés.
À la croisée des sciences, de la technique et de l’histoire de l’art, la restauration du cuir est au cœur du métier-passion de Céline Bonnot-Diconne. Fondatrice du Centre de Conservation et de Restauration du Cuir (2CRC), cette conservatrice-restauratrice intervient sur des objets allant des cuirs antiques aux œuvres contemporaines. Garante de savoir-faire d’exception, elle nous éclaire sur les cuirs archéologiques, leur définition et les enjeux et contraintes de leur restauration.

Chaussure découverte sur l’épave de la Jeanne-Elisabeth (1755).

Vous êtes conservatrice-restauratrice de cuir. Nous allons parler plus spécifiquement des cuirs archéologiques. Mais tout d’abord, pouvez-vous nous présenter votre métier et vos domaines d’intervention ?

J’ai fondé le 2CRC, Centre de Conservation et de Restauration du Cuir, pour intervenir sur une grande diversité d’objets : cuirs archéologiques, arts décoratifs, objets hippomobiles… Je travaille sur des pièces allant de la protohistoire à des œuvres contemporaines – la plus récente que j’ai restaurée date des années 1980. Les restaurateurs, une fois diplômés d’un Master2, sont généralement indépendants. Nous intervenons pour les musées ou dans le cadre de marchés publics, sur des missions plus ou moins longues.
Notre métier repose sur des principes déontologiques stricts : chaque intervention doit être réversible, documentée, et aussi minimale que possible. L’idée est que l’objet puisse traverser environ 25 ans sans altération, mais aussi que le travail puisse être repris plus tard par un autre restaurateur. C’est indispensable ! Aujourd’hui, je travaille par exemple sur une pièce restaurée dans les années 1970, à une époque où ce travail de réversibilité et de documentation n’était pas toujours réalisé. Le traitement avait endommagé le cuir et, avant toute nouvelle intervention, il m’a donc fallu « dé-restaurer » l’objet. Une opération très délicate et risquée.

Restauration d’une chaussure archéologique en cuir gorgé d’eau découverte sur l’épave de la Jeanne-Elisabeth coulée en 1755 au large du Languedoc-Roussillon.

Qu’appelle-t-on exactement les cuirs archéologiques, et quelles en sont les spécificités ?

Les cuirs archéologiques sont des matériaux organiques mis au jour lors de fouilles. Le plus anciens que j’ai pu étudier datent de l’époque romaine, et les plus récents du XXe siècle – j’ai travaillé, par exemple, sur des objets provenant du Titanic.
En Europe leur conservation est possible uniquement dans des milieux humides ou gorgés d’eau, obscurs et sans oxygène : rivières, lacs, mers ou couches profondes de sol immergées depuis des siècles.
Dans ces conditions, le cuir est protégé des bactéries, comme le bois peut l’être également. On a ainsi retrouvé, par exemple, les restes d’un ancien atelier de cordonnerie avec chaussures et vêtements conservés. Mais une fois les objets sortis de leur contexte humide, le risque est grand : au contact de l’air, ils peuvent se dégrader très rapidement. C’est pourquoi après leur découverte, les archéologues conservent les pièces en cuir dans de l’eau, sans enlever les sédiments qui jouent un rôle de protection naturelle, avant de nous solliciter rapidement pour enclencher un processus de stabilisation et de conservation.

Quels sont les enjeux et les étapes de la restauration de ces cuirs ?

Le premier enjeu est d’éviter que le cuir ne sèche ou ne se déforme. Dès leur arrivée à l’atelier, les fragments subissent un traitement de stabilisation en deux étapes. On commence par l’imprégnation au polyéthylène glycol (PEG), pour remplacer l’eau présente dans le cuir. Cette étape dure environ une semaine. Ensuite, on passe à la lyophilisation, un séchage à froid de 24 à 48 heures qui permet de conserver la souplesse d’origine.
Ensuite, il faut souvent réassembler l’objet. Une chaussure, par exemple, arrive en morceaux : les coutures ayant disparu, il faut reconstituer l’ensemble à partir des empiècements. Mais cette étape de restitution en 3D n’est pas toujours demandée. Cela dépend des objectifs : les archéologues veulent identifier, pas forcément exposer – la dévolution de l’objet à un musée est ici souvent essentielle.
Cela dit, notre expertise va parfois au-delà. Les archéologues ne sont pas formés à l’étude du cuir. Nous pouvons les aider à déterminer la fonction, la datation, la typologie d’un objet. On peut parfois identifier le sexe, l’âge ou la position sociale d’un individu à partir d’un fragment de chaussure, par exemple. Les indices sont nombreux : pointure, usure, réparations… C’est un champ d’étude passionnant.

Chaussures découvertes sur l’épave de la Jeanne-Elisabeth (1755).

Avez-vous en mémoire des objets particulièrement marquants ou insolites parmi les cuirs archéologiques que vous avez restaurés ?

Oui, plusieurs ! Il y a cette culotte en cuir, en forme de couche pour bébé, datée entre le Ier et le IVe siècle après J.-C., découverte près de Bordeaux. Elle était ornée de décors ajourés et munie de lacets sur les côtés. C’est un objet typiquement romain mais unique France.
Plus récemment, j’ai travaillé sur un pourpoint de la Renaissance découvert à Maubeuge. Un archéologue de l’Inrap(Institut national de recherches archéologiques préventives), à Lille, m’a apporté une énorme motte de terre – un mètre de côté et 15 centimètres d’épaisseur – dans laquelle il avait remarqué la présence de cuir. Plutôt que d’extraire les pièces sur le terrain, il me l’a confiée telle quelle. Et il a bien fait ! En deux jours, nous avons pu dégager de grands fragments : une veste en cuir du XVIe siècle, avec des crevées typiques du style des années 1550. C’est probablement une première en France. Aujourd’hui, le pourpoint est stabilisé, et nous espérons le restaurer en volume.
Et puis, il y a aussi les chaussures coptes découvertes en Égypte et exposées au musée du Louvre. Là, ce n’est pas l’eau mais la sécheresse du sable qui a permis leur préservation, par une forme de lyophilisation naturelle. Ces chaussures avaient été enfouies dans des contextes funéraires.


Objets d’usage ou pièces exceptionnelles, les cuirs archéologiques constituent un patrimoine précieux et souvent peu connu. Grâce au travail rigoureux de restaurateurs spécialisés comme Céline Bonnot-Diconne, ils peuvent être non seulement sauvés, mais aussi mieux compris, révélant des pans entiers de nos sociétés passées. Un travail de l’ombre, au croisement de la science et de l’art, qui donne toute sa noblesse à la matière.

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Rédaction Igor Robinet-Slansky
Photos © C2RC

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