La mode éthique selon Sherif Sy, fondateur de l’agence Airegin

Airegin incubateur Paris
Airegin est une agence créative multiple qui accompagne les marques éthiques en phase de lancement ou de développement.

Sherif Sy est le fondateur de Airegin, connu sous l’ancien nom Atelier Meraki, une agence créative multiple qui accompagne les marques éthiques en phase de lancement ou de développement. Il nous livre sa vision de la transition durable dans le secteur de la mode via son prisme philosophique. Rencontre.

Comment percevez-vous les bonnes pratiques en matière de RSE dans la filière mode ?

La mode intrigue, passionne, éveille les consciences et nous abreuve d’injonctions contradictoires. La plupart des industries affirment haut et fort l’obligation de changer leur mode de fonctionnement et leur impact sur notre monde. L’idée est bien de créer un système « soutenable » au sens premier du terme et ce, de manière indéfinie dans le temps et l’espace avec pour corollaires la responsabilité sociale, la préservation de l’environnement et le maintien de la croissance économique. La plupart des marques de mode se sont saisies de ce concept de durabilité. En résulte la multiplication des produits, des services et d’un marketing bienveillants et respectueux, provoquant au passage son lot de confusion, de contre-sens et d’appropriation peu à propos. Est-ce à dire que l’idée même d’éthique dans la mode est impossible ? Sans surprise une certaine lassitude et de la méfiance se sont instaurées entre les différentes parties prenantes : consommateurs, marques, designers, investisseurs, industriels… Or l’idée même de mode éthique s’appuie sur une confiance réciproque et l’intime conviction du respect des mêmes valeurs. Cela induit une authenticité à chaque étape de la chaîne de valeur. Marques et designers subissent une pression irraisonnée pour produire toujours plus de collections, laissant à la réflexion et à la créativité la portion congrue de leur activité. Plus que jamais la mode a besoin et se doit de retrouver du sens et de la justesse. L’idée qui doit s’imposer est : comment créer le monde dans lequel nous souhaitons vivre ? Quel nouveau désir doit nous porter ? Il s’agit de vendre non plus un rêve mais un projet de vie et de société à travers l’objet.

Quel regard portez-vous sur l’écosystème actuel de la mode et son évolution vers plus d’éco-responsabilité ?

Le green washing consiste pour une entreprise à orienter ses actions marketing et sa communication vers un positionnement écologique. La mode comme système éthique est, et doit être, considérée avant tout comme un art de vivre. Rien ne serait plus faux que de penser que la mode éthique ne sert que l’intérêt de l’écologie. Il s’agit de concevoir un nouveau système, bienveillant et raisonné, sans impact négatif tant pour le monde que pour les hommes. Or pour concevoir ce nouveau système, il convient d’innover. La mode éthique pourrait donc se décliner en quatre principaux champs d’action : le respect de la vie humaine et animale, la protection de l’environnement, la préservation des savoir-faire, la technologie. L’objectif est de maintenir le même ethos à une échelle industrielle tout en gardant à l’esprit les mots de Kathleen Talbot, Chief Sustainability Officer & VP Operation pour la marque américaine Reformation : « On ne peut pas régler les problèmes d’aujourd’hui avec l’état d’esprit d’hier car c’est cette façon d’appréhender le monde qui les a créés ».

La proximité et les savoir-faire français sont revalorisés en cette période de Covid-19. En quoi la crise que nous traversons peut amener à favoriser un modèle plus inclusif ?

Le mouvement « Who made my clothes » pointe l’incongruité de revendiquer un mode de vie sain sans se préoccuper de l’impact d’un simple achat sur l’existence de l’un de nos semblables à l’autre bout de la planète. La mode est un lien éminemment identitaire entre des individus partageant le même espace de vie et nécessitant des principes d’expression et d’identification propres. Partant de ce constat depuis longtemps établi en sociologie et en anthropologie, la mode ne pourrait-elle pas redevenir le lien entre des individus et la société ? À Eindhoven aux Pays-Bas, une initiative d’un collectif de designers ouvre la voie à une approche créative, comme un biais d’inclusion de populations invisibilisées par la société. Social Label Lab développe et propose à la vente des objets conçus par des designers confectionnés avec le concours de personnes en réinsertion, souffrant de handicap ou de minorités ethniques précaires. Sans pathos, cette organisation permet à des individus à la marge de regagner leur propre estime et de conquérir une place utile et singulière dans une société qui aurait pu les laisser de côté. Précisons que les objets sont distribués comme des productions design à part entière et chaque « artisan » est mis en lumière à travers son travail. Basée sur la notion de partage des savoirs et d’écoute de tous les acteurs d’un même projet, cette initiative fait partie d’un maillage plus large d’organisations ayant fait le choix du bien-être social dans ce pays, le Social Label Community, salué lors de la dernière Dutch Design Week.

L’avenir de la mode passe-t-il par l’innovation et le développement de matières dites alternatives ?

Le bien-être des animaux représente un enjeu d’image et d’éthique majeur pour les marques. Et si la mode se passait tout simplement des animaux ? Impossible ? Et pourtant des designers et des chercheurs sont à pied d’œuvre pour fournir des alternatives aux matières d’origine animale. Les chercheurs de l’entreprise Bolt Threads s’intéressent à la soie synthétique issue d’araignées ! À partir des protéines de base de cette matière naturelle, Jamie Theanne Schiros et son équipe sont parvenus à créer une alternative semblable par son aspect à l’acrylique mais avec les mêmes propriétés de résistance que le fil arachnéen sans qu’aucun animal ne soit utilisé ni qu’aucune ressource naturelle ne soit exploitée. Aux Pays-Bas, Projet Mylium cherche du côté du mycelium une voie vers de nouvelles matières tannables. Cette racine de champignon permet la création d’une surface qui, selon un processus de tannage simple, donne vie à une matière en deux dimensions, résistante et douce, idéale pour les petits articles de maroquinerie. Les entreprises PineSkins et Palm Leather, basées également aux Pays-Bas, développent, elles, des imitations convaincantes de cuir en utilisant respectivement de l’écorce de pin et de la fibre de palmier. Les designers de Pinatex et Vegea s’intéressent, eux, aux résidus de fruits comme l’écorce d’ananas et le raisin après pressage. Autre préoccupation de l’éthique animale : la fourrure. La fourrure synthétique bénéficie aujourd’hui de progrès notables : Jifei Ou du MIT Media Lab a développé un système d’impression 3D d’une telle précision qu’il permet de simuler un pelage. Pour maintenir cette démarche dans un cercle vertueux, le filament d’impression est élaboré à partir de gélatine d’algue biodégradable ou de paillettes de plastique recyclé.

Quelles tendances majeures découlent de ces matériaux innovants ? 

Outre la recherche de voies alternatives aux éléments les plus polluants, la réflexion autour de la réutilisation des déchets occupe une large part des recherches. Si l’on considère les tonnes de déchets textiles ou assimilés produites par an et par pays, il semble que l’enjeu réel de la préservation de notre environnement se situe davantage au niveau de notre aptitude à réinsérer dans notre flux de production et d’achat les dérivés et rebuts de notre consommation. Le projet Compo Leather envisage de manière simple et facilement applicable la réutilisation des chutes de cuir après la découpe. Si aujourd’hui les déchets du cuir sont souvent utilisés comme isolants dans le meilleur des cas, jetés ou brûlés au pire, Compo Leather propose de les réduire en paillettes puis en poudre et de les ré-agglomérer en les mélangeant à de l’eau avant de les compresser. La matière obtenue est 100% naturelle, ignifugée et imputrescible. En France, Recyc’Leather part du même principe et y adjoint un latex naturel qui augmente les possibilités d’usage de cette nouvelle matière. Concernant l’upcycling, on peut noter le très intéressant système de T-Slagerji basé sur l’exploitation de t-shirts invendus ou jetés. Après avoir été lacérés en fines lamelles, ces derniers sont filés en pelotes longues de plusieurs mètres et classés par nuances de couleurs. Elles servent à la réalisation d’accessoires et de meubles, notamment d’assises pour des fauteuils. Agraloop aux États-Unis traite les déchets fibreux de l’industrie alimentaire pour produire des tissus à base de fibres naturelles inédites jusqu’alors. De l’ananas à la peau de banane en passant par la canne à sucre, les lauréats 2018 du Global Change Award démontrent que rien ne se perd mais que tout se transforme. Parler de la protection de l’environnement sans évoquer le péril plastique serait une erreur. Ainsi adidas a élaboré des sneakers issues du recyclage de plastique repêché dans les océans. L’entreprise De Ploeg aux Pays-Bas a développé Sea Project, un tissu soyeux résultant de la récupération de paillettes de plastique dans les océans. Quant aux strass et aux paillettes, légion dans la mode, ils sont particulièrement compliqués à récupérer et recycler. L’entreprise californienne BioGlitz en réalise à partir de plastique recyclé. Rendre compte de l’avancée de la mode éthique ne peut faire l’économie d’un passage par la technologie sur l’intégralité de la chaîne de valeur et dans les pratiques même de création, de production et de distribution du secteur de la mode. Repenser notre rapport à l’acquisition de vêtement est déjà un pas vers une mode plus raisonnée et donc plus durable.

Ces innovations techniques peuvent-elles entraîner également un nouveau rapport à la temporalité ?

Sur ce plan, la technologie est un allié de taille. C’est le parti pris du collectif Post Couture basé à Rotterdam : en proposant des vêtements à réaliser soi-même avec des matières sourcées localement, cette structure replace l’acte de production entre les mains du consommateur final réduisant ainsi au passage les problèmes de stocks excédentaires, de la surconsommation et des transports de marchandises qui représentent un coût énorme pour le marques. La prédominance des intérêts économiques peut, dans ce cas, avoir du bon. Ainsi l’entreprise américaine de jeans Unspun propose une solution d’industrialisation 4.0 permettant la production de pièces à la demande adaptées grâce à une prise de mesures dans une cabine scan 3D. Garante d’une meilleure gestion de la production et donc de la consommation de matières, des stocks et par ricochet des déchets, cette innovation ouvre la voie à une nouvelle manière de produire des collections. L’extrême personnalisation est également le point de départ de l’entreprise française Euveka qui développe des mannequins de couture connectés et intelligents qui s’adaptent en temps réel à une morphologie donnée. Gain de place, de temps et de matériel, ce mannequin nouvelle génération bénéficie de toutes les avancées technologiques en matière d’intelligence artificielle pour s’adapter aux contraintes de la création d’un vêtement selon les morphologies, plus apte a priori à satisfaire dans la durée. Le prototypage en réalité augmentée intervient lui aussi en tout début de chaîne au niveau de la création. C’est désormais possible avec le concours de géants tels Intel et Google qui ont mis au point des solutions adaptées aux besoins des équipes créatives. L’entreprise Swerea IVF, avec son projet The Regenerator, répond à cette problématique en imaginant une solution permettant le recyclage de matières complexes, et notamment les mélanges de coton et de polyester. Sa technologie circulaire, grâce à une chimie éco-friendly qui sépare les fibres des tissus usagés et les réutilise sous forme d’une nouvelle matière filée par leur soin, ouvre des perspectives concernant la seconde vie de nos vêtements aujourd’hui inutilisables en raison des matières mélangées qui les composent et empêchent leur recyclage. Le travail de Kévin Germanier élève au rang de haute couture la pratique de l’upcycling. Ses pièces fabuleuses ne sont conçues qu’à partir de matières de récupération selon l’expression japonaise du wabi-sabi qui désigne un concept esthétique. Wabi fait référence à la plénitude et la modestie que l’on peut éprouver face aux phénomènes naturels et sabi renvoie à la sensation face aux choses dans lesquelles on peut déceler le travail du temps ou des hommes. Le créateur français offre la démonstration brillante que mode intelligente peut rimer avec esthétique, et que upcycling ne signifie pas négation du style. À l’affût des pièces défectueuses de fournisseurs premium, il récupère des vêtements abandonnés, des perles au rebut et des sequins aux couleurs hors d’âge, et travaille une technique de collage lavable à sec grâce à l’alliage du silicone et de vinaigre blanc. Ce jeune designer, aussi ingénieux que créatif, ouvre la voie à une nouvelle manière de concevoir la création de mode. Ici le déchet prend la lumière et la seconde vie d’un objet s’inscrit dans un véritable parti pris artistique. Créativité et durabilité sont sur le même plan. La mode éthique ne deviendra pas une réalité à coup d’algorithmes mais le croisement des inspirations, des cultures et des techniques permettra l’émergence de nouveaux paradigmes. Finalement notre bataille sera gagnée lorsque la notion de mode durable sera devenue un non sujet.

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Rédaction Laëtitia Blin

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