Morgan Diguerher ou la vision holistique d’un créatif

Morgan Diguerher, designer maroquinerie - Photo © Volker Conradus.

Designer maroquinerie, directeur de création, conseiller en stratégie de design maroquinerie, Morgan Diguerher est riche d’un parcours éclectique au sein des marques See by Chloé, Repetto, Zadig & Voltaire, Zilli, Lancel, Vanessa Bruno, Paco Rabanne, Le Tanneur, Lancel, Liebeskind Berlin… À 45 ans, ce spécialiste des accessoires en cuir aborde le processus créatif de manière holistique. Rencontre avec un créatif passionné, sensible à la matière et à la symbolique du sac.

Sacs 2-D 3-D pour la marque Liebeskind Berlin - Photo © Nacho Alegre.

Votre approche de la création s’inscrit dans un rapport au temps et à la poésie qui vous est très personnel. Comment l’expliquez-vous ?

Dans un monde où tout va très – de plus en plus – vite, dans lequel il convient de toujours consommer plus, l’alternative, c’est notre rapport au temps, un enjeu fondamental, loin de l’obsolescence programmée. Dans une société d’hyperconsommation, pendant des décennies, nous avons jeté sans nous préoccuper. Aujourd’hui, et c’est là tout le paradoxe, notre société culpabilise les consommateurs de trop consommer tout en les incitant à continuer à consommer !
J’ai mené une réflexion sur la symbolique que peut avoir un sac. Je m’inscris dans un autre rapport au temps, plus disruptif, qui n’est pas incompatible avec le succès, la rentabilité ou le développement de la créativité, au contraire. Prendre le temps de concevoir, faire l’éloge du temps de l’artisan. Il existe une différence majeure entre la tendance (qui dure six mois), le mouvement (une décennie) et le produit intemporel qui traverse le temps, se transmet et, pour les nouvelles générations, qui se revend. Dans cette perspective de revente, le client est particulièrement attentif à la qualité intrinsèque du produit. Et le temps, c’est la définition du luxe. L’éternel, l’intemporel. Face à des calendriers de collections où le rythme s’accélère, changer notre rapport au temps, privilégier la durabilité s’impose à moi. Cela s’accompagne du respect de la matière première que l’on valorise, qu’elle soit animale, végétale ou minérale. Par le toucher et la sensualité qu’il véhicule, le cuir a eu une dimension symbolique. Cette matière noble, durable, issue de la première industrie de recyclage au monde, mérite qu’on lui (re)donne ses lettres de noblesse. J’ai découvert et appris ce savoir-faire traditionnel auprès des artisans. Comme le travail de l’artisan, la matière se respecte, avec gratitude et humilité. Ce qui fait intervenir la notion de poésie, la traçabilité et l’éthique : produire moins mais mieux. Je me retrouve en cela dans l’approche poétique de notre monde du philosophe Aurélien Barrau.

Comment abordez-vous le processus créatif ?

J’œuvre depuis plus de 20 ans dans l’univers de la maroquinerie avec pour leitmotiv de créer des collections destinées à toutes les générations. L’énergie du designer doit permettre de toucher le plus grand nombre. J’aborde la phase de conception en intégrant la notion de vestiaire. J’ai un rapport quasi viscéral au dessin, au papier : je dessine tout à l’échelle et en volume. Le processus créatif vient également par le geste, ce que ne peut pas remplacer l’intelligence artificielle. Mon rapport à l’image, aux motifs, est constant, ce que je retranscris à travers des moodboards. La recherche iconographique est fondamentale, soutenue par le story-telling. Le travail d’écriture, en début de collection, est toujours un moment clé et hautement jubilatoire dont va découler toute l’histoire de la collection !
Un sac, c’est avant tout une matière. Le créateur met en valeur les caractéristiques de la peau (un grain, une veine, une fleur, une croûte, un tomber…). J’apprécie travailler les sacs non doublés : cela requiert de la technique pour un rendu hautement qualitatif qui valorise le travail de l’artisan. Je trouve cela tellement élégant. C’est là qu’intervient le travail d’équipe, en symbiose entre les pôles design, marketing et communication.

Existe-t-il un sac idéal ?

Un sac exprime l’être et non le paraître. Un sac, c’est une invitation, la suggestion d’une attitude ou d’une gestuelle. Un sac parfait, c’est un modèle le plus intemporel possible, qui dure dans le temps. Le sac est une extension de nous-mêmes. Il nous représente socialement et émotionnellement. D’ailleurs découvrir l’intérieur d’un sac est extrêmement intime et instructif sur son/sa propriétaire. Cela raconte tellement de choses…
Je n’ai jamais souhaité lancer ma marque, j’aime être au service d’autres maisons. Je suis constamment en recherche personnelle sur le sens d’un sac : il peut être non codifié, ni masculin, ni féminin, ainsi tout le monde peut se l’approprier. J’aime cette idée qu’un sac puisse rassembler des générations mais aussi un masculin et un féminin. J’aime l’idée que l’homme réintègre sa part de féminité. La femme a déjà réintégré le vestiaire masculin, l’histoire du costume nous le prouve.

Collaboration Christine Phung x Morgan Diguerher - Photo © Lo Martin Wilder.

Était-ce un choix naturel de travailler dans l’univers de la maroquinerie ?

Je suis diplômé d’ESMOD en Stylisme homme, avec une spécialisation en marketing de mode. Je me souviens que ma collection de prêt-à-porter masculin de dernière année valorisait le cuir. Mais mon rapport à l’objet est lié à la vie de mon grand-père paternel. De ses sept tours du monde en bateau, il a rapporté des objets de toutes sortes. Enfant, j’ai toujours été impressionné par ces pépites et ma grand-mère m’en a légué bon nombre. J’aime ses objets du monde, symboliques, ce mélange culturel que l’on retrouve dans ma maison en Normandie. Ce rapport au savoir-faire est également intrinsèquement lié à mes arrières-grands-parents maternels, qui dirigeaient une guimperie et travaillaient pour la haute couture, fabriquant des galons et autres passementeries. J’ai appris il y a seulement quelques années que le rêve de mon grand-père était de travailler le cuir. Il avait d’ailleurs commencé sa carrière dans une tannerie, passionné par la noblesse du cuir, avant de devoir intégrer l’entreprise familiale. Finalement c’est un peu comme si je réalisais sa passion. J’ai grandi dans cet amour du savoir-faire, du savoir vivre et du savoir être ; cette élégance à la Française et le respect des petites mains.

Finalement comment définissez-vous votre activité ? 

Il m’est difficile de répondre. Tout part d’une intuition, d’une inspiration, de l’observation du quotidien, puis de la rationalisation : trouver la cohérence, justifier l’idée dans l’histoire de la mode, définir un bon produit en fonction d’une équipe, d’un budget, de l’ambition de la marque… Aujourd’hui il convient de retrouver du sens et de redonner de la valeur aux marques, de faire preuve de discernement, d’avoir conscience de sa consommation… C’est la réponse la plus poétique qui soit face la standardisation.

Quelle est votre actualité ?

Je collabore depuis peu avec la jeune marque Valet de Pique pour laquelle je crée deux nouvelles lignes. Cette collaboration me tient particulièrement à cœur : la démarche de son créateur illustre parfaitement mon propos. J’ai également accompagné la créatrice de mode Christine Phung dans la réalisation de son premier sac, conçu à partir de cuirs issus de stocks dormants sourcés par Adapta, et produit par Les Ateliers Carnoy.
Outre la maroquinerie, l’objet de manière générale m’intéresse énormément et j’aspire à enrichir mes compétences techniques dans d’autres domaines, tels les arts de la table ou la décoration d’intérieur, et à façonner d’autres matériaux (la faïence, la céramique, la verrerie d’art…).
Enseigner, accompagner la jeune création, transmettre et partager me plairait également. Dans ma maison du Vexin, j’organise des workshops notamment en faisant découvrir mes archives riches d’un millier de sacs vintage.

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Rédaction Laëtitia Blin

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