Foulons et Palissons fait revivre la tannerie
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Critiquées à certains égards, les années 80 eurent aussi de bons côtés qu’il n’est pas inutile de rappeler. Comme l’éclosion d’une génération de créateurs prodigieux. Ou les dernières belles heures d’une industrie encore vigoureuse. Du 27 avril au 3 novembre, l’exposition « Roman d’une rencontre » du Musée de la Chaussure de Romans, revient sur une collaboration des plus fécondes entre un styliste surdoué et un chausseur aussi visionnaire qu’ingénieux. Douze années durant, entre 1984 et 1996, Jean Paul Gaultier et Stephane Kélian ont uni leurs talents pour imaginer et produire des modèles stupéfiants. Laurence Pissard, Responsable du musée, et Olivier Jault, styliste chaussure indépendant et collectionneur passionné, sont les deux co-commissaires de cette prometteuse rétrospective dont l’Alliance France Cuir et la Fédération Française de la Chaussure (FFC) sont partenaires. Interview croisée pour patienter avant une inauguration très attendue.
Olivier Jault : Un peu par un hasard de circonstances. En visite au musée pour consulter des archives courant 2022, Laurence m’a proposé de rencontrer la Maire de Romans, Marie-Hélène Thoraval, en quête d’idées pour mieux faire connaître le Musée de la Chaussure, notamment auprès des professionnels de la mode. Connaissant le très riche patrimoine de Romans, je lui ai suggéré de mettre en avant les entreprises qui ont fait la gloire de la ville au XXe siècle. J’ai en particulier pensé à la maison Kélian dont la relance du tressé a précédé celle de Bottega Veneta et à sa collaboration avec Jean Paul Gaultier pour qui je travaille depuis 2010. Jean Paul Gaultier est un génie de la mode contemporaine et son nom, encore dans les mémoires, est toujours très attractif.
Laurence Pissard : Ouvert en 1971 et installé dans l’ancien couvent des Visitandines depuis 1977, le musée possède plus de 20 000 objets, chaussures et accessoires, de l’Antiquité égyptienne à nos jours. Il est doté d’un centre de documentation et d’une bibliothèque, accessibles aux stylistes et aux étudiants. Il est important de le faire connaître à ces professionnels tout en restant accessible à un plus large public. Ce projet donne une ouverture sur le champ de la mode car Jean Paul Gaultier est un formidable lien entre les univers mode et chaussures.
LP : L’élaboration du projet est vraiment une co-construction à quatre mains. En tant que Responsable du musée, j’étais plutôt en charge de l’écriture du scénario de l’exposition, du dialogue avec la société Scénorama à qui nous avons confié la scénographie et les prestataires.
OJ : Je me suis davantage occupé du contenu de l’exposition, de la sélection des pièces. Je souhaitais montrer les modèles magnifiques de Jean Paul Gaultier pour Stephane Kélian qui représentent environ 30% de ma collection privée de près de 800 spécimens, toutes ces prouesses techniques mises au point avec l’intelligence de Stephane Kélian. J’ai eu la chance de beaucoup côtoyer Jean Paul Gaultier et de constater toute la dimension de son génie. Je voulais aussi faire comprendre son processus créatif, l’étendue de son inspiration, son talent narratif.
LP : Stephane Kélian a rejoint en 1965 la société fondée par ses deux frères sur la technique du tressage adaptée aux pieds sensibles. En quelques années, il en a fait une marque de mode qui a compté jusqu’à 700 employés et 50 boutiques en France et à l’étranger. Ses collaborations avec des créateurs comme Claude Montana, Issey Miyake et, bien sûr, Jean Paul Gaultier, préfigurent le fonctionnement de la mode actuelle.
OJ : Ce fut une collaboration joyeuse et surtout très fructueuse entre deux visionnaires, deux généreux, à une époque où le marketing n’avait pas pris la main. Elle fait date dans l’histoire de la chaussure française. Jean Paul Gaultier a fait de cet accessoire obligatoire qu’est la chaussure, un objet de désir. Au point d’oser passer de la publicité pour des chaussures dans des médias non spécialisés dans la mode. Il l’a particulièrement liée à la silhouette vestimentaire. Avant sa rencontre avec Stephane Kélian, il avait fait quelques tentatives avec les maisons Carel et Charles Kammer. Stephane Kélian comprenait la création et savait qu’elle était nécessaire. Il était particulièrement doué pour décliner des idées tarabiscotées dans des versions plus commerciales. Et pour cela, il n’hésitait pas à s’entourer d’experts, comme la modéliste Marlène Comte, à qui j’ai tenu à dédier le catalogue de l’exposition. Pour Stephane Kélian, Jean Paul Gaultier est un dieu et pour Jean Paul Gaultier, Stephane Kélian fut un magicien qui savait réaliser ses rêves et ne refusait jamais les défis qu’il lui soumettait.
OJ : Nous avons pioché dans les archives de la maison Gaultier et dans mon propre fonds. Nous avons aussi sollicité des collectionneurs comme l’ancienne mannequin Anouschka ou l’archiviste de mode Ryan Benacer. Nous avons sélectionné des pièces fortes telles que ces réinterprétations de ghillies – chaussures traditionnelles irlandaises – qui ont inspiré à Jean Paul Gaultier des vêtements lacés, des escarpins cloutés évoquant la culture punk ou décorés d’hexagones noir et blanc à la manière des ballons de football, ces derbies découpés, ces modèles inspirés par les peintres Gustav Klimt et Richard Lindner ou des baskets à talon, ce qui, à l’époque, était totalement inédit. Autant de pièces ayant nécessité une certaine technicité pour leur mise au point. Et des modèles plus démocratiques comme les premiers souliers de la ligne Gaultier Junior, dont Stephane Kélian a entamé la production avant de la laisser à des industriels économiquement mieux placés. Les chaussures sont présentées par paires, ou seules, parfois sur des jambes. Nous les avons contextualisées avec des vêtements, des publicités, des extraits de catalogue, des invitations et des vidéos de défilés pour raconter les histoires dont elles sont nées.
LP : Nous avons dédié à l’exposition la Chapelle, qui est le plus bel espace du musée, en faisant dialoguer la théâtralité du lieu avec la spiritualité des objets, dans une mise en scène résolument contemporaine qui ne plagie pas l’univers créatif de Jean Paul Gaultier. Mais l’exposition s’inscrit aussi dans le parcours du musée, avec des filiations avec certains éléments historiques. Nous avons opté pour une approche plutôt grand public, pas trop technique ni hermétique, sans volonté d’exhaustivité ni hiérarchie entre les deux protagonistes. À cet égard, l’interview « tressée » que nous avons montée à partir d’un questionnaire commun, souligne leur grande complicité par la résonance ou la complémentarité des réponses.
OJ : Le cuir est la matière de base du tressé, qu’il soit sur forme ou à plat, à la main ou à la machine ou passé dessus-dessous. C’est un serviteur qui a magnifiquement matérialisé cette collaboration, en sachant s’effacer derrière la création. Jean Paul Gaultier a toujours aimé le cuir, les beaux grains naturels, les patines.
LP : Au-delà de ce véritable coup de foudre entre deux personnalités, nous avons également souhaité montrer l’importance de Romans dans l’écosystème de la mode de l’époque. La ville était alors considérée comme la capitale de la chaussure haut de gamme. Après l’épisode de grêle en 2019 qui avait endommagé le musée et causé sa fermeture temporaire, nous avons rouvert en 2021 avec des salles contemporaines où figurent baskets et sneakers. Avec ces initiatives, nous comptons particulièrement toucher un public jeune. Un programme d’animations fera vivre l’exposition pendant toute sa durée, avec des ateliers sur le dessin ou la conception d’une chaussure, la création d’un podcast et deux rencontres avec Stephane Kélian.
OJ : Par ce bel événement, nous entendons susciter de l’émerveillement, de la surprise et de la considération pour un créateur, un industriel et l’institution qui commémore leur collaboration. Remettre aussi la chaussure, avec toute sa diversité formelle, sur le devant de la scène. Faire connaître le formidable patrimoine français en matière de chaussures. Et pourquoi pas réveiller des consciences, susciter des vocations, redonner l’envie de créer, de faire ? Montrer qu’on peut faire confiance aux stylistes pour construire … ou reconstruire !
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Rédaction François Gaillard
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